«Documents sur un voyage» — Auctores varii» STATUS=S
1797 DOCUMENTS SUR UN VOYAGE DE S. BERNARD EN FLANDRES, ET SUR LE CULTE DE NOTRE-DAME D’AFFLIGHEM, Recueillis par le R. P. Dom PITRA, de l’ordre de Saint-Benoît.
1797D L’une des petites villes de la Belgique, Termonde, possède une église d’humble apparence, bâtie par des Capucins, propre, pieuse, et, comme toutes les églises belges, riche en oeuvres d’art et en monuments des saints. L’artiste s’étonnera d’yrencontrer plus d’un grand maître, Murillo, Crayer, Jordaens; un Van Dyck des plus remarquables est passé dans une église voisine et y montre, aux pieds d’un 1798D Christ en croix, le fondateur du couvent, l’un de ces pauvres Franciscains qui ont toujours si heureusement inspiré l’art, même sous une palette protestante. Veuve de son chef-d’oeuvre, cette église a reçu, comme en échange, un trésor bien autrement précieux, une Madone glorifiée par un miracle de S. Bernard. Vénérée depuis le onzième siècle, elle a été conservée et déposée là, récemment, par les 1799A nouveaux Bénédictins d’Afflighem, qui ne pouvant s’abriter avec leur Mère sous les ruines de leur abbaye, ni parmi les tombeaux dévastés de leurs pères, ont voulu emporter avec eux la sainte statue, comme pour placer leur nouveau berceau sous la garde de celle qui, huit siècles auparavant, protégea la naissante abbaye.
Il nous fut donné, en des jours de trouble et d’angoisse (1848), de saluer avec des frères, de vénérer avec de pauvres pèlerins des Flandres Notre-Dame-d’Afflighem, ou, comme on dit encore, Notre-Dame de la Paix. Tous les titres nous en étaient chers; tous les souvenirs, consolants. Comme nous les interrogions sur place, nous fúmes étonné des vicissitudes qui ont tour à tour affligé et glorifié cette 1799B antique image. Aux plus beauxjours dela Flandre, sa gloire se révèle. Godefroid et sa sainte mère Ida, puis S. Bernard, inaugurent cette vénération séculaire. Les peuples suivent: en un seul jour, trente mille pèlerins ornent l’un de ses triomphes. Une abbaye grandit à son ombre, jusqu’à devenir la mère et le chef des abbayes bénédictines de la contrée. Un jour Afflighem est dispersé; en ce jour, la statue est brisée. Relevée avec l’abbaye restaurée, elle lui rend et partage ses splendeurs. Puis, aux jours néfastes, elle retombe avec elle dans un oubli qui pour l’une et pour l’autre dure encore. Non seulement une illustre abbaye, et tout ce vieil Ordre, l’un des grands corps politiques de la patrie, créateur 1799C du catholicisme et par conséquent de la nationalité belge, mais les destinées de toute la Belgique, nous semblaient converger autour de cette humble statuette d’une petite église de Termonde.
Nous cédons au désir que nous ont exprimé des amis et des frères, en résumant ce qu’eux-mêmes nous ont raconté et communiqué. Ce n’est pas oeuvre d’érudition, mais humble hommage de pèlerin; halte pieuse, pendant que l’averse passe; pèlerinage hâté à travers les temps, au lendemain peut-être à la veille de longs orages.
I. Partant du point où nous sommes, nous irons, sans apprêt, devant nous, remontant de témoignage en témoignage, du pied même de Notre-Dame d’Afflighem, jusqu’aux lointaines origines de son culte 1799D et de son abbaye.
Il y a bientôt dix ans, que l’un des derniers survivants de l’ordre de Saint-Benoît, en Belgique, Dom Vérémond d’Haens, rassembla aux portes de l’hôpital qui abritait sa vieillesse, quelques hommes dévoués, qui acceptèrent la mission de relever de ses ruines, au moins en sauvant son nom, l’abbaye d’Afflighem. Avant d’aller à ses pères, le vieillard remit à ses disciples, comme le plus précieux legs, une petite statue de Notre-Dame, qu’il avait vue emportée et fidèlement gardée, jusqu’à sa mort, par le dernier grand Prévôt d’Afflighem.
1800A Ce prévôt était Dom Bède Régaus, assurément l’un des hommes les plus dignes d’être moins oubliés, surtout dans sa patrie. Il aima si passionnément sa mère affligée d’Afflighem, selon son expression favorite, qu’il passa soixante-cinq ans de sa vie à recueillir ses titres, à inventorier ses archives, à écrire ses annales. Il reste quatorze volumes de ce douloureux travail: commencé au déclin d’une longue période d’humiliations, il fut achevé par la mort, en 1807, alors que la désolation d’Afflighem semblait à jamais consommée. Parmi ces pages doublement historiques, nous avons trouvé celle-ci, dont l’écriture appesantie trahit une main souffrante et fatiguée:
«Il est à savoir que la tradition nous apprend 1800B qu’en l’année 1147., au temps de l’abbé Pierre, et non Godescalque, ainsi qu’il est dit en certaines histoires, saint Bernard fut chez nous, et y accommoda un différend entre ceux de Ninove et de Dilighem; que ce même abbé Pierre, qui souscrivit à la charte d’accommodement, et avec lui tout le convent, vit le Saint saluer Notre Dame en disant: Ave, Maria! et qu’il entendit la statue rendre en ces mots ce salut: Salve, Bernarde! Cette image était dans le cloître, sur sa base, d’où elle fut renversée, en 1580, pendant l’hiver, par les iconoclastes, et brisée en deux portions, outre les deux têtes qu’on n’a pu retrouver. En 1606, les deux parties étant transportées à Malines, 1800C on en fit deux statues, les nôtres recueillant, avec le plus grand soin, non-seulement les morceaux détachés par le ciseau, mais jusqu’aux parcelles de poussière . . . Ce que j’atteste, Bède, prévôt d’Afflighem, 1802.»
Cette date désintéresse ce témoignage qui demeure considérable. C’est celui de l’homme qui, alors que tout subsistait, a le plus et le mieux vu les monuments, les titres, les chroniques de l’abbaye; d’un vieillard qui ne peut plus espérer de voir, avant de mourir, se relever son abbaye avec le culte de sa patronne. C’est toutefois une protestation presqu’isolee, au milieu du discrédit général, qui, depuis plus d’un siècle, a humilié Notre-Dame d’Afflighem. Pouvait-elle trouver grâce, en des jours si légèrement 1800D dédaigneux pour de pareilles antiquailles, et alors que son église, son monastère, sa congrégation, sa couronne d’abbayes belges, s’en allaient à néant?
Malgré le grand nom de S. Bernard, Fleury, comme Bérault-Bercastel, a passé outre, et aucun de leurs continuateurs anciens et récents, français et belges, ne paraît y avoir pensé; les historiens même plus spéciaux, ceux de l’église gallicane, comme de saint Bernard, n’en disent rien que nous sachions. Godescard pourtant en parle, mais pour en finir, dans une courte note, presque méprisante 1801A . Ce qui est plus grave, les Bollandistes, écrivains belges et historiens de l’Église et des saints, se sont inscrits contre, au moins jusqu’à une nouvelle enquête. Essayons de remplir le plan qu’ils en ont loyalement tracé: Il suffit, disent-ils, de découvrir un témoignage contemporain, si l’on ne peut établir une tradition continue. Peut-être atteindrons-nous l’un et l’autre, en poursuivant notre route.
II. Au moment où les Bollandistes inquiets retiraientou suspendaient leur suffrage, un pape ordinairement plus difficile et non moins compétent sur un pareil sujet, Benoît XIV n’hésitait pas, à la demande du cardinal d’Alsace, d’accorder un bref d’indulgence dont il importe de peser les considérants historiques: bien qu’il ne faille pas voir un jugement 1801B d’autorité en ces documents qui ne font qu’enregistrer les termes de la demande, toutefois émanant d’un pape et d’un archevêque de Malines, également accoutumés et obligés à être discrets et sûrs, ce bref a une valeur notable:
«Benoît XIV, pape, pour mémoire perpétuelle. Attentif en Notre charité paternelle au salut de tous, il Nous plaît, à l’occasion, de décorer les lieux saints, du trésor spirituel des indulgences . . . . Et c’est pourquoi Nous voulons illustrer, par un don spécial, en l’église de l’abbaye d’Afflighem, sous le vocable des saints apôtres Pierre et Paul, un autel de la bienheureuse Vierge d’Afflighem, laquelle, selon la tradition, parla à saint Bernard . . . Rome, à Sainte-Marie-Majeure, 1801C le 11 juillet 1745.»
Ce bref est demeuré inconnu: peut-être craigniton les nombreux contradicteurs du Saint-Siége et du cardinal d’Alsace. On eût pu leur opposer un autre titre, signé d’un nom moins suspect: Boonen, archevêque de Malines, accorde de nombreuses indulgences «pour augmenter l’hommage et la vénération que l’on témoigne chaque jour à l’image miraculeuse de la très-sainte Mère et Vierge Marie, par laquelle elle a daigné répondre au salut que lui fit son serviteur et ami particulier, saint Bernard, dans l’abbaye d’Afflighem, où jusqu’à ce jour on la conserve avec grand respect . . . Signé de notre main et muni de notre sceau, à Bruxelles, le 20 mai 1647. Jacques, archevêque de Malines.»
1801D Boonen était abbé d’Afflighem, par l’incorporation de la mense abbatiale à l’archevêché de Malines. Il fit en 1626 une célèbre translation de la statue miraculeuse, jusqu’alors placée dans le cloître et depuis exposée dans une aile de l’église à la vénération des fidèles. Ce fut encore sous ce régime et à cette époque que le pieux et savant Haeften multiplia les hommages à la gloire de Notre-Dame: chaque jour des litanies, une station tous les dimanches, une procession solennelle à l’Assomption, une octave avec indulgence et 1802A procession en la fête commémorative de la Présentation; puis, des monuments de tout genre, des peintures de l’école de Rubens, des boiseries de Jean du Coy, rehaussées d’élégantes inscriptions par Haeften, popularisaient et accréditaient le miracle d’Afflighem. Les docteurs de Louvain les plus difficultueux, Jansénius même et ses disciples, se mêlaient au peuple et se rencontraient, aux fêtes d’Afflighem, avec Aubert Le Mire et Sanderus, qui ont l’un et l’autre illustré cette tradition. Molanus lui fait place au Martyrologe belge. Arnold Rayss lui a donné comme l’hommage de l’Université de Douai. Le savant prémontré Wichmans en fit l’une des insignes pages de son Brabantia Mariana. Ses confrères de Ninove l’acceptaient avec la chronique de Balduin, 1802B et l’abbé d’Estival, Hugo, n’hésitait pas d’en enrichir ses Monuments et ses Annales. Tous les ordres fraternisaient dans cette créance. Les Jésuites de Bruxelles, choisis, par privilége, pour dépositaires de l’une des statues faites des fragments de la première, ne s’en dessaisirent qu’à regret. Le père Berthollet, contemporain du P. Pien, bollandiste, enregistrait, sans hésiter, l’événement dans son histoire ecclésiastique manuscrite. On conçoit que les enfants de saint Bernard, unis à leurs frères, aient préconisé ces souvenirs par leurs annales, par les ménologes de l’Ordre, par une fête commémorative dans les abbayes cisterciennes de la Belgique. Enfin, recueillies par Phalésius et Odon Cambier, les traditions d’Afflighem furent transmises à Mabillon, 1802C insérées au Spicilége par d’Achery, maintenues par D. Martène aux Annales, enregistrées par de Sainte-Marthe au Gallia Christiana, admises en la grande collection des Historiens français de dom Bouquet sous la sauvegarde d’un monument national et avec l’autorité de l’Académie des Inscriptions et Belleslettres.
Il y aurait un hommage de ce genre à constater en Belgique: nous le retrouverons. Qu’il nous suffise d’ajouter qu’à cette époque Notre-Dame d’Afflighem donne son nom et son patronage à une congrégation nouvelle, qui fait refleurir l’Ordre de Saint-Benoît dans tous les Pays-Bas. Il est difficile de rencontrer, en cet âge de critique si sérieuse, 1802D une plus imposante unanimité de suffrages. Et il le fallait, autant pour prévenir le scepticisme d’un autre âge, que pour venger Notre-Dame d’Afflighem des outrages du XVIe siècle.
III. Il en est vraiment de la Vierge d’Afflighem comme de ces antiques images, que Rome croyait associées aux triomphes et aux funérailles de ses familles patriciennes. Elle touche à l’histoire même du peuple belge et partage les vicissitudes de ses destinées. En l’âge d’or d’Isabelle, nous l’avons vue dans 1803A son plus radieux éclat: nous aurions même pu revendiquer une part des honneurs publics rendus à Notre-Dame de la Paix, et dont Bruxelles conserve, sur sa Grand’ Place, le souvenir en lettres d’or, tracées sur l’un de ses principaux édifices.
Mais voici d’autres temps: l’invasion des Gueux, le déchirement des Provinces-Unies marquent l’époque d’une violente persécution d’Afflighem. Un système de sécularisation ayant prévalu dans les conseils de Philippe II, contre les dispositions premières du Saint-Siége, les grandes abbayes sont sacrifiées aux nouveaux évêchés; après sa mense démembrée, et son titre abbatial aboli, Afflighem, violemment détachée de la congrégation de Bursfeld, est ravagée par les iconoclastes à diverses reprises et réduite 1803B en un monceau de ruines. En cette désolation, la Madone ne fut jamais entièrement délaissée; mais comme il ne restait plus autour d’elle que des frères convers, il se trouva, en 1670, un sectaire qui porta la main sur elle, la renversa, et la rompit en deux parties principales. De ces débris, religieusement conservés, on fit sur le même type, d’après les mêmes proportions réduites, la statue conservée jusqu’à nos jours. La chaîne des traditions ne fut point interrompue; d’une part, les témoins de la chute la virent relevée; et de l’autre, leurs témoignages nous mènent aux chroniqueurs de l’abbaye qui, avant la dispersion de ses titres, en rédigèrent les annales, Amerius qui remonte à 1531, et un anonyme cité par Aubert Le Mire, qui de 1519 remonte 1803C au milieu du XVe siècle.
A cette époque, une chronique du Brabant, close en 1440, et Baudouin de Ninove, qui écrivait en 1294, mentionnent le fait capital, la présence de saint Bernard à Afflighem. Ce fait coïncide avec la prédication du saint à Tournay, consignée dans la Chronique d’Herimann par son continuateur (1160), et indiquée d’ailleurs par les compagnons de saint Bernard, ses premiers historiens. Ceux-ci donnent la main aux chroniqueurs d’Afflighem et de Villers, aux continuateurs de Sigebert de Gembloux (HERIMANN, Narratio restauration. abb. S. Mart., n. 112; D’ACHERV; Spicil., t. II, p. 924). Et ces témoignages écrits corroborent les coutumes immémoriales que la congrégation 1803D de Bursfeld sanctionna de son autorité capitulaire: Notre-Dame d’Afflighem demeure dans le cloître inviolable, sur son socle, à l’angle où la rencontra saint Bernard: chaque matin, tous les religieux, au sortir du dortoir, s’inclinent trois fois devant elle, lui rappelant le salut de S. Bernard; le grand silence, comme pour entendre encore l’écho de cette voix miraculeuse, est à jamais prescrit autour de la statue qui a parlé, il y a plus de sept cents ans. Il est probable que chaque année, à un jour fixé, on récitait un elogium, semblable à celui que nous trouvons dans le Martyrologe de Villers et qui peut remonter à cette époque:
«Au quinze des calendes de novembre.
«En Belgique, commémoraison de la bienheureuse 1804A Vierge, quand par la bouche de la statue d’Afflighem, en présence du couvent des moines et d’une nombreuse foule de peuples, elle salua notre saint Père Bernard, disant à intelligible voix: Salve, Bernarde! laquelle image, en témoignage d’un si grand miracle, est conservée avec beaucoup d’honneur.»
IV. Cet insigne témoignage du Martyrologe de Villers est confirmé par un autre monument de la même abbaye, la chronique, publiée par D. Martène, qui en a clairement distingué et désigné les diverses parties; la plus ancienne suppose un contemporain qui écrivait vers 1221. Ce contemporain a longtemps vécu au milieu des siens, sous deux ou trois abbés; il parle même à la fin sur un ton d’autorité qui trahit le prélat, et D. Martène va jusqu’à le nommer: 1804B ce serait Arnoul, sous-prieur d’abord, puis abbé de Villers. Pour peu que nous lui donnions au delà de soixante années de vie, nous atteindrons 1153, l’année de la mort de saint Bernard. Abbé ou moine, ce contemporain du thaumaturge écrit parmi destémoins oculaires survivants, dans une abbaye de son Ordre; cette abbaye doit précisément sa naissance au voyage que nous cherchons à constater. Certes, si ce voyage, si toutes ces circonstances ont laissé quelque part des souvenirs, ce doit être à Villers; ce doit être à cinquante ans de distance. Voici donc comment le choniqueur de Villers complète le récit du martyrologe de Villers que nous venons d’entendre: «Comme en ce temps saint Bernard, à cause de sa prédication, était venu dans le Brabant, 1804C pour y faire, comme ailleurs, quelque fruit, il alla au monastère d’Afflighem; il y fit deux sermons, et y laissa, en souvenir, la crosse qui soutenait ses membres débiles, et que ceux d’Afflighem conservent.»
Or, il se trouve que cette inestimable crosse subsiste encore; elle a passé de génération en génération pendant sept siècles, depuis saint Bernard jusqu’à nous, jusqu’à nos indignes mains qui ont pu la toucher. Elle est mentionnée dans une série d’inventaires: elle porte en sa forme, aussi humble qu’élégante et distinguée, le cachet de son âge, l’authentique de son premier possesseur. «D’où viendrait donc ce monument? demande à tout homme de bon sens Dom Bède; à qui le rapporter? 1804D quand et par qui aurait-il usurpé le nom de saint Bernard?» Voici que, parmi ses contemporains, déjà on le voit, on le montre en Brabant, on en parle à Villers, on le conserve à Afflighem. Afflighem ne s’en est jamais dessaisi, sauf quelques années sur la fin du XVIe siècle. Transportée à Bruxelles, puis à Malines, avec le trèsor et le convent déplacés, confiée comme insigne abbatial aux mains de l’archevêque Hovius, après l’incorporation de la mense abbatiale à son siége, la crosse de saint Bernard fut publiquement exposée, en 1595, dans l’église de Steenokkerzeel, près Vilvorde. Les moines d’Afflighem, rendus à leur abbaye, n’eurent pas de repos que ce joyau ne fût revenu dans le trésor de leur église. Phalesius, témoin du retour, 1805A en raconte les détails. Dans un exemplaire de sa chronique, que possédait M. Verdussen d’Anvers, se trouvait annexé le procès-verbal de cette restitution. D. Bèdé l’y a vu, et a consigné le fait et tous ses antécédents, avant de remettre lui-même le trésor aux mains de Dom Véremond d’Haens, restaurateur des Bénédictins d’Afflighem.
Nous pourrions, ce nous semble, nous arrêter là: nous avons trouvé une tradition ininterrompue et deux témoignages contemporains; car ce monument muet parle aussi haut que le chroniqueur de Villers. La main de saint Bernard est là, et sa voix en sort. Pourquoi aura-t-il laissé à Afflighem le signe de sa dignité abbatiale, cédé le sceptre de son pouvoir, abandonné sa verge de thaumaturge? 1805B sinon pour remémorer un prodige, sinon pour reconnaître une plus haute puissance? La crosse de saint Bernard est inséparable de Notre-Dame d’Afflighem; en touchant l’une, on entend l’autre. Et pourtant il nous reste un témoignage plus décisif.
V. La lumière ne s’est pas plutôt faite sur un point d’histoire, qu’il semble jaillir de toutes parts des traits qui achèvent de dissiper toutes les ombres. C’est ainsi qu’une fois le miracle d’Afflighem constaté par une tradition continue, par un monument encore subsistant, l’histoire de l’abbaye naissante s’éclaire au loin par ce fait, en même temps qu’elle le confirme avec éclat. Tout son âge héroïque, son douzième siècle se lève en témoignage: c’est une 1805C ovation des croisades, qui, jusqu’à leur fin, répète le salut de saint Bernard. Il y a une prédilection des croisés pour Afflighem qu’il est facile d’expliquer, s’il s’est passé là, au moment des guerres saintes, quelque chose d’extraordinaire. Thierry d’Alsace, qui a vu saint Bernard en Flandre, qui a fait quatre fois le voyage de Jérusalem, rivalise avec les descendants de Godefroi en généreuses offrandes. Geoffroi IV, duc de Lorraine, ne se contente pas de multiplier, avant son départ, les dons et les confirmations de priviléges; du fond de la Syrie, reportant pieusement ses regards sur Notre-Dame-d’Afflighem, il recommande instamment à ses fils d’aimer et de protéger l’abbaye. Henri, son aîné, s’empresse d’ajouter aux donations de son père; et celui-ci, à son 1805D retour, escorté de ses deux fils, se présente à l’autel des saints apôtres Pierre et Paul, et y dépose de nouveaux actes de munificence. Henri se croise à son tour, et après, comme avant sa pérégrination aux lieux saints, son nom se retrouve à chaque feuillet du cartulaire mutilé de l’abbaye. Henri II, duc de Normandie et roi d’Angleterre, Aléïde, reine douairière, y figurent souvent à côté des nobles bienfaiteurs des Flandres. Tel est le concours des chevaliers à Afflighem que l’abbé Robert est obligé de bâtir, uniquement pour eux, une vaste hôtellerie que saint Louis exempte de tout péage. Le royal martyr des croisades devait se rencontrer, avec l’apôtre thaumaturge, aux pieds de N.-D. d’Afflighem.
Ainsi, à mesure que nous remontons plus près 1806A de saint Bernard, les voix et les témoignages semblent croître six ans après son passage à Afflighem et de son vivant, en 1152, il se passe un événement que des historiens graves rattachent au culte de N.-D. d’Afflighem, ainsi qu’au miracle de 1146.
La peste sévissait dans la ville de Bruxelles, la guerre ravageait la province. C’était l’époque appelée d’un nom célèbre et sinistre, le berceau de Godefroi. Dans l’un des prieurés de l’abbaye, nommé Notre-Dame de la Basse-Wavre, on possédait une châsse précieuse qui fut transportée à Bruxelles et déposée honneur dans l’église de Saint-Nicolas, pour être richement rehaussée d’or et de pierreries. Des miracles s’étant opérés à cette occasion, les moines d’Afflighem en voulurent témoigner solennellement 1806B leur reconnaissance à Notre-Dame, invoquée à Wavre comme à Afflighem. C’était un même convent, sous un seul abbé; une seule famille, sous une même mère. Tout le convent donc, l’abbé en tête, pieds déchaux, et chantant des cantiques, s’en vint, bannière déployée, à quatre lieues de distance, jusqu’à Bruxelles. Là, s’étant vêtus d’aubes et de chapes, les moines reprirent, non sans difficulté, leur trésor, et reportèrent en triomphe la châsse de Notre-Dame de Wavre, suivis d’une foule de peuple, rangée en files immenses. Les témoins affirment qu’il y eut jusqu’à trente mille pèlerins, ajoutant que jamais, à aucune assemblée ni d’empereur ni de pape, il ne se vit plus pieuse, plus honorable et plus nombreuse procession. La route fut, sous les yeux 1806C de ces milliers de spectateurs, semée de miracles. «Mais,» dit une chronique fort ancienne, «le plus grand bienfait et le plus mémorable, c’est que pendant tout ce temps les guerres et les séditions furent apaisées, et parmi cette multitude, tous les ennemis se réconcilièrent d’eux-mêmes, sans restitution ni satisfaction.» De là ce culte si populaire en Belgique pour Notre-Dame de la Paix, de l’Arche d’alliance, de la Concorde. Or, bien qu’en réalité, à cause de son poids et par respect pour l’inviolabilité du cloître, la statue miraculeuse d’Afflighem ne soit point sortie de son sanctuaire fermé, toutefois Afflighem et Wavre n’avaient qu’un même culte et qu’un seul objet de vénération. L’image qui 1806D manquait au prieuré se trouvait au cloître de l’abbaye, et les trésors de la châsse de Wavre composaient les joyaux de Notre-Dame d’Afflighem. Ce rapprochement est si réel que les plus soigneux historiens, Wichmans et Henriquez, n’ont pas hésité de fondre ensemble ces traditions, d’en faire honneur spécialement à la Vierge d’Afflighem, de lui donner aussi le titre de N.-D. de la Paix, et enfin d’en reporter la célébrité jusqu’à la visite de S. Bernard.
VI. Mais dussions-nous négliger les inductions et les preuves que nous avons rencontrées jusqu’ici, il resterait un témoignage suffisant, décisif, authentique et contemporain, émané du Saint lui-même, d’autant plus précieux qu’il répond directement à la difficulté qui seule arrêta les doctes Bollandistes.
1807A Nous ne pensons pas qu’ils s’en fussent tenus à l’argument négatif; car bien qu’alors leur critique, harcelée par un siècle sceptique, fût plus sévère, trop timide peut-être, ils admettaient au fond ce principe, que nous trouvons formulé dans le récent travail de leurs continuateurs: La tradition d’une église vaut toujours, tant qu’il n’y a pas de témoignage positif contraire. Or déjà nous avons plus qu’une simple tradition, des récits et un monument contemporain.
Et pourtant saint Bernard a-t-il fait le voyage d’Afflighem? A-t-il pu le faire en cette année 1146? Il accomplissait alors sa grande expédition d’Allemagne. Les Bollandistes ont recueilli les notes de son itinéraire, interrogé ses compagnons de voyage, 1807B suivi pas à pas le Saint, de sa vallée jusqu’au Rhin, puis de l’Allemagne à Clairvaux, sans trouver, ni dans les relations connues, ni dans le plan du voyage, une place quelconque pour son apparition dans les Flandres. Nul plus que nous peut-être n’admire franchement les Acta Sanctorum. A raison même de notre estime, nous insistons d’autant plus pour éclaircir cette page de la vie de saint Bernard, que l’on serait tenté, que déjà même le parti a été pris de l’abandonner sur une aussi haute censure que celle des Bollandistes.
Il faudrait, ce semble, refaire tout l’itinéraire de saint Bernard de Clairvaux à Afflighem; nous devons nous borner à établir sa présence sur ce 1807C dernier point. Or, l’alibi objecté tombe devant un témoignage officiel, et scellé du sceau même de saint Bernard.
On aura remarqué, dans le premier document que nous avons cité, une circonstance signalée par D. Bède: Saint Bernard, étant à Afflighem, régla un différend entre ceux de Ninove et de Dilighem. Cet acte d’arbitrage subsisterait-il?
Pour nous en enquérir, nous visitâmes à Gand le riche dépôt des archives de la Flandre orientale, conservées à l’hôtel du gouvernement. M. van der Meersch, archiviste, mit la plus gracieuse obligeance à nous communiquer ce qu’il y reste des pièces de Ninove. On jugera de notre candide et pieuse joie, en revoyant de nos yeux et palpant de 1807D nos mains une petite charte originale, chirographaire, en pleins et beaux caractères de chancellerie du XIIe siècle. S. Bernard y parle en personne, y dicte en arbitre officiel, et scelle la sentence de son sceau, de son premier sceau si rare, ici parfaitement intact, après sept cents ans révolus. Notre 1808A satisfaction ne s’affaiblit point en retrouvant la pièce publiée de diverses parts, d’autant mieux que le point principal, sa date, nous semble encore inconnue. Nous nous hâtons toutefois de dire que la pièce a été éditée par M. de Smeth, chanoine de Saint-Bavon, que le sceau gravé a été illustré par M. le baron de Saint-Génois; qu’enfin dès l’an 1732, la charte de Ninove se trouvait donnée par Van Gestel dans son Histoire de Malines, et en 1734 par Foppens, dans son édition d’Aubert Le Mire. Il nous reste à compléter le monument avec D. Bede, en accolant à la charte de Ninove le duplicatum de Dilighem, détaché du même acte chirographaire et simultanément rédigé.
VII. Aucun des estimables éditeurs n’ayant eu intérêt 1808B à contrôler sévèrement la date, elle se trouve confusément placée, soit à 1150, soit à 1148. Foppens et Van Gestel reculent jusqu’à 1145. C’est probablement cette fausse indication qui aura soustrait la pièce aux regards si vigilants des Bollandistes.
Il importe avant tout de fixer cette date avec précision. L’histoire de la contestation même l’établira.
A peu de distance d’Afflighem, il y avait deux abbayes de Prémontrés, Ninove et Jette ou Dilighem.
Celle-ci, fondée pour des Augustins vers 1091, avait possédé à son origine deux églises rurales et voisines, dont le territoire, séparé par la Dendre, était peu éloigné d’Afflighem, et compris dans le domaine des seigneurs d’Alost. Le comte Yvan, 1808C en substituant des Prémontrés aux Augustins de Dilighem, crut devoir en distraire l’église de Liedekerke. L’évêque diocésain, Nicolas de Gambray, confirma cette disposition par une charte dont l’original subsiste au même dépôt, datée de l’an 1146, indiction dixième, dixième année de l’épiscopat de Nicolas Ier.
Mais l’abbé de Dilighem protesta et réclama ses anciens droits: Ninove n’en prit pas moins possession. De là une querelle, que saint Bernard fut appelé à pacifier. Son acte d’accommodement fut confirmé par une seconde charte de Nicolas, qui subsiste également, et porte encore la date de 1146: puis par une bulle d’Eugène III, donnée en 1147.
La charte de saint Bernard ne peut être évidemment 1808D ni postérieure à ces deux derniers actes, ni antérieure soit à la donation d’Yvan, soit à la contestation même, soit à la première concession de l’évêque Nicolas. Nous sommes donc rigoureusement circonscrits dans une courte portion de l’année 1146.
VIII. Cependant toute difficulté sur la date n’est 1809A pas levée. La première charte de Nicolas de Cambray, notre point de départ, a l’indiction Xe et la 10e année de son épiscopat; ce devrait être la IXe indiction. Puis, là 10e année de cet épiscopat, selon le calcul du Gallia Christiana et selon l’Art de vérifier les dates, tomberait en 1147; la charte porte en toutes lettres 1146.
On pourrait passer outre, quant à l’indiction: on sait que le comput n’en était pas parfaitement exact dans les chancelleries épiscopales. Mais la difficulté se résout: il y avait une indiction romaine au 25 mars, et une indiction impériale, s’ouvrant six mois plus tard, au 24 septembre. On suivait cette dernière de préférence, dans les pays de sujétion impériale. Cambray était dans ce cas pour la majeure 1809B partie de son territoire; il est de rigueur de reculer d’un chiffre l’indiction de ses chartes.
Nous voudrions pouvoir aussi sûrement coordonner les années de l’épiscopat de Nicolas Ier; mais nous rencontrons devant nous l’Art de vérifier les dates, corroboré du Gallia Christiana; lesquels, armés de quatorze chartes, s’en tiennent à 1137, pour l’an premier de Nicolas de Cambray. S’il faut reporter l’an X à 1147, toutes nos coïncidences et l’économie de notre sujet périclitent.
Mais nous avons, pour militer en notre faveur, notre charte très-authentique, trois autres conservées aux mêmes archives de Gand, de plus une quatrième consignée au Gallia Christiana lui-même, et enfin quatorze autres que le docte archiviste de 1809C Lille, M. Le Glay, auteur du Cameracum Christianum, a bien voulu nous montrer, avec cette érudite obligeance qu’on lui connait. Nous avons donc dixneuf pièces à opposer aux quatorze de nos devanciers: il faut absolument concilier cette bizarrerie qui pourrait créer une guerre diplomatique en forme.
Il suffit de prendre en considération deux particularités concernant la promotion de Nicolas à l’épiscopat.
Une lettre du pape Innocent II nous apprend que Nicolas, jeune encore, fut élu n’étant point élevé aux ordres sacrés. Observateur pieux et zélé de la discipline, il dut garder les interstices, et put ainsi dater son épiscopat, tantôt de son élection, tantôt de sa consécration. Si celle-ci eut lieu, comme il paraît, 1809D vers les fêtes de Pâques, c’est-à-dire, au moment alors adopté pour le renouvellement de l’année, on conçoit dejà les oscillations inévitables de la chronologie.
De plus, son prédécesseur immédiat fut déposé de son siége par un procès canonique. Ce procès put se prolonger avec diverses phases; ainsi sera demeuré indécis le moment où la juridiction de l’un finissait et celle de l’autre commençait. Pour peu que cette fluctuation se rencontre entre Noël et Pàques, les dates et les diplômes s’en iront flottant d’une année à l’autre.
1810A Il n’y a plus, ce nous semble, à hésiter sur la dixième année de’cet épiscopat; et soit que nous partions de ce point, soit que nous supputions l’indiction, la charte de Ninove et le voyage de saint Bernard demeurent fixés à l’an 1146.
Nous pensions devoir en rester là de cette enquête, quand deux documents inconnus sont venus fort à propos trancher la difficulté.
Comme nous parcourions les débris épars des archives de plusieurs abbayes, au grand séminaire de Bruges, nous rencontrâmes une petite charte, copiée au milieu d’un cartulaire de l’abbaye d’Eechout. Raoul, chapelain de Bruges, donne à Saint-Barthélemy d’Eechout quarante sous à prendre sur la dîme de Loophout ou du bois de Lophem. Ce qui relève 1810B cette offrande, c’est qu’elle a pour témoins et pour garants Bernard de Clairvaux, Robert des Dunes, Leonius de Saint-Bertin. Acte fait à Bruges, l’an de l’Incarnation 1146. Testes affuerunt BERNARDUS, abbas Clarevallensis . . . . actum Brugis ao incarn. Dnicoe Mo Co XLVIo.
Enfin, faisant ces recherches à Bruges, nous étions préoccupés de la pensée que le chevaleresque ami de saint Bernard, Thierry d’Alsace, n’avait pu donner au saint abbé sa noble hospitalité, sans en consigner le souvenir par quelque monument de sa chancellerie. Ce fut en vain toutefois que nous interrogeâmes tous les titres de ce prince qui nous passèrent sous les yeux. Mais un ami de Bruges, 1810C le savant abbé Carton, voulut bien prendre note de ce desideratum. Grâces à lui, nous avons été mis en possession d’une charte provenant du Registre rouge de saint Martin d’Ypres. D’après ce titre, le comte de Flandres étant sur le point de partir pour Jérusalem (par conséquent en 1146), cum glorioso Francorum rege Ludovico Hierosolymam profecturus, confirme les droits et priviléges du chapitre, en présence de Bernard de Clairvaux, qui signe avec Milon, évêque de Thérouannes. Signum Bernardi Claravallensis abbatis.
IX. Revenons à la charte de Ninove: elle est sans désignation de lieu comme dè temps. Pourrait-elle être donnée ailleurs qu’en l’abbaye d’Afflighem? Il suffit à tout prendre d’un séjour constaté en Flandre, pour qu’il nous soit permis d’aller droit à 1810D Afflighem y saluer Notre-Dame avec saint Bernard.
En examinant encore cette pièce précieuse, nous y remarquons six abbés: quel est celui dont l’abbaye est sur la route de saint Bernard, sur le théâtre de la contestation?
Ninove est à trois milles du lieu en litige; Dilighem, à quatre. Les Dunes, Tronchiennes, Chatillon beaucoup plus loin. Afflighem est à un mille de Liedekerke, un peu plus loin de Denderleeuwe, à égale distance de Ninove et de Dilighem.
Afflighem a même possédé les églises contestées, puisqu’après le départ des Augustins et avant l’arrivée 1811A des Prémontrés, il y eut, paraît-il, des moines Bénédictins momentanément attachés à Dilighem.
Afflighem est sur la route de Flandre au Brabant.
Afflighem est la seule abbaye brabançonne qui ait un souvenir précis du passage de S. Bernard; la seule qui atteste l’avoir reçu; la seule qui montre encore la crosse du saint abbé, gage de cette illustre hospitalité; la seule qui possède une Madone miraculeuse. Aucune tradition ne conduit le Saint ni à Dilighem, ni à Ninove, et il n’y a trace d’aucune visite soit dans la chronique contemporaine de Villers, soit dans les continuations de Sigebert, soit en Baudouin de Ninove qui pourtant mentionne le procès et l’arbitrage de S. Bernard.
Afflighem enfin est gouvernée par l’abbé Pierre 1811B qui figure en tête des quatre témoins; c’est assurément le plus considérable d’entr’eux, celui que S. Bernard, au début de sa mission, devait visiter de préférence. Pierre a rempli des légations importantes devant les grands du siècle. Il est du conseil des puissants évêques du voisinage; il a traversé les mers et paru diverses fois à la cour des rois d’Angleterre; il a reçu d’insignes présents de la reine Aléïde et de son second mari le duc de Lincoln. Il n’y a pas quatre ans qu’il a été visité par l’empereur Conrad avec une nombreuse suite de chevaliers.
Afflighem est l’abbaye des croisés, la fondation bien-aimée des comtes de Flandre, de Boulogne et de Louvain. Peut être possède-t-on déjà l’étendard 1811C national, tissu et brodé des royales mains d’Aléide, déposé par elle dans l’abbaye où elle viendra mourir et reposer à côté des ducs de Brabant. Cette oriflamme brabançonne demeure sous la garde de Notre-Dame et de Saint-Pierre d’Afflighem; au jour des fêtes et des processions publiques, l’abbaye la fait arborer sur un char triomphal; avant d’entrer en campagne les ducs de Brabant la reçoivent des mains de l’abbé, comme les rois de France s’en vont prendre l’oriflamme aux portes de Saint-Denys.
S. Bernard, qui appelait en guerre toute la chevalerie chrétienne, qui ne pouvait aller en Angleterre, et qui partait pour l’Allemagne, n’a pu se dispenser de visiter Afflighem, et de voir l’abbé Pierre, et ce n’est pas seulement parce qu’ils sont 1811D sous son toit abbatial que les abbés de Tronchiennes, des Dunes, de Châtillon, de Jette et de Ninove cèdent à celui d’Afflighem la place d’honneur, en tête des souscriptions de la charte arbitrale.
Maître enfin du temps et du lieu, entrons en possession de notre charte tout entière; resserrons encore les termes, et, revenant à S. Bernard, essayons de préciser les circonstances de sa visite, et de mettre, s’il est possible, le doigt sur le mois et sur le jour de sa mémorable apparition dans l’abbaye d’Afflighem.
X. Le trente et un mars de l’année 1146, saint 1812A Bernard est à Vézelai, et peu après, à Chartres.
Rentré à Clairvaux, il y écrit d’importantes lettres; négocie contre le project de l’élire généralissime de la croisade; écarte de sa route le moine allemand Raoul qui allait lui barrer le chemin par un massacre des Juifs; lance en avant, comme autant d’émissaires, ses véhémentes épîtres aux Francs orientaux, aux barons anglais, aux rois bohémiens et moraves; dispose tout pour sa plus longue absence.
Il accepte pour l’accompagner son plus dévoué ami, Baudouin de Châtillon, né dans la Flandre du sang des premiers croisés; il choisit deux de ses moines, Gérard et Gaufroi. Ce dernier qui fut quatorze ans l’un des plus vantés disciples d’Abailard, et attaché treize ans, depuis sa conversion, à 1812B son dernier maître, qu’il n’a jamais quitté, lui servira de secrétaire, portera son sceau, rédigera la relation du voyage. Il remplace ce Nicolas de Clairvaux, qui, humilié peut-être de ce choix, commence dès lors à user d’un sceau frauduleux et à faire circuler, de sa cellule oisive, des lettres falsifiées. Ainsi entouré de Gérard et de Gaufroi, guidé par Baudouin, le Saint ira avant tout à la patrie de Godefroi de Bouillon pour y puiser en sa source et verser à longs traits l’enthousiasme des croisades.
Il aimait Arras et Alvise, son grand évêque; il vénéra sûrement en ce même voyage le miraculeux Cierge de Notre-Dame d’Arras; en cette année 1146, une charte inédite nous le montre en cette ville, dans une assemblée des évêques et abbés de la province 1812C de Reims. Serait-ce le début de sa légation?
Le Saint pouvait-il, passant par ces parages, ne pas cheminer sur le Via Sanctorum, d’Arras à Boulogne, foulé par tant de pieux personnages? Ne pas conférer avec Clairembaut d’Arras, l’une des lumières de ce temps, qui lui fit, au détriment d’Abailard, les honneurs de son commentaire sur Boëce? avec le bienheureux Goswin d’Anchin, successeur d’Alvise, humble sage enfoui dans ses marais, le conseil des papes, l’ami de S. Bernard, encore un rival d’Abailard, qui osa et qui put, à dix-huit ans, confondre publiquement le docteur en sa chaire? Il n’y a pas à douter qu’il n’ait visité à l’avance la place où s’élèveront, l’année suivante, comme les semences 1812D fleuries de son passage, Notre-Dame de Los, Cambron, Villers, Aune, les premières ou les plus notables abbayes cisterciennes de ces contrées: Clairmarais, Vauxcelles, les Dunes étaient déjà fondées et se trouvaient sur sa route. L’abbé Léonius le reçoit à Saint-Bertin, et, avant de partir pour la croisade, il l’accompagne jusqu’à Bruges et le conduit à son ami, selon les termes d’une charte, Thierry d’Alsace, qui, à peine revenu de la Terre sainte, reprend joyeusement la croix et s’en félicite dans des actes publics.
Saint Bernard n’aurait-il point visité Tournay 1813A qui en cette même année 1146, après quarante ans de négociations, obtenait enfin le rétablissement de son siége épiscopal, grâce au pape Eugène III, et avant tout à saint Bernard? Nous savons qu’à Tournay, vivaient l’un de ses correspondants les plus chers, Otger de Sant-Médard, et l’un des plus illustres croisés, Herimann abbé de Saint-Martin, «dont les pas étaient beaux, selon un vieux chant, et les années éternelles, alors qu’il trépassa, allant au Saint-Sépulcre.» On a vu qu’Ypres conserve la même tradition et peut montrer dans son registre rouge la preuve authentique de sa présence auprès de Thierry d’Alsace, le plus populaire des croisés flamands, après Godefroy de Bouillon.
Saint Bernard alla, sans nul doute, jusqu’aux 1813B bords de l’Océan, à son cher monastère des Dunes, à ses enfants, à ses frères, au saint abbé Robert, son futur successeur, qui se joint à Baudouin pour lui faire un cortége d’honneur.
Un titre incontestable nous le montre à Bruges, entouré des pieux abbés Léonius et Robert, et de nobles personnages.
Ce titre réhabilite la tradition de Furnes, attestée par Malbrancq, et celle de Nieuport qui montre encore une chaire où saint Bernard aurait prêché la croisade. Herimann lui-même ou son continuateur contemporain rapporte, de concert avec les historiens de S. Bernard, qu’à sa voix vingt-neuf personnes considérables de l’Église et du diocèse de Tournay 1813C quittèrent le siècle et le suivirent à Clairvaux.
1813C Et pourquoi dédaigner les traditions de Mons et de Gand, où la grande voix de l’apôtre des guerres saintes conserve un opiniâtre écho dans les oreilles des peuples, en attendant que la science se réveille et suscite quelque nouveau témoignage enseveli dans la poudre des archives?
Nous voulions éviter ces détails: ils sont devenus nécessaires pour rendre acceptable et plausible la désignation précise, quant au mois et au jour, du miracle d’Afflighem: en donnant à toutes ces choses leur temps et leur place, on sera conduit de Clairvaux à la porte d’Afflighem, et du 31 mars, à peu près, ce nous semble, au jour fixé par le martyrologe de Villers et par le ménologe de 1813D Citeaux, au XVIIIe jour d’octobre. C’était en 1146 le jeudi de la troisième semaine d’octobre. Tout s’accorde avec cette date. A partir de là, et poussé par un premier miracle, le Saint marche à grands pas et se trouve, en la semaine suivante, aux lieux où fut Villers, qui a pris cette date pour l’anniversaire de sa fondation. Il est, sur la fin du mois, à Liége, puis à Mayence, et au premier dimanche de l’Avent, à Constance; là seulement commence le récit de ses compagnons.
XI. Vers la mi-octobre, il cheminait donc sur le grand chemin de Flandre au Brabant «appuyant ses membres débiles sur son bâton abbatial.» Les 1814A abbés Goswin de Tronchiennes, Gérard de Ninove, Walther de Dilighem accourent au devant de lui. Afflighem est leur rendez-vous inévitable.
Comme le Saint visitait volontiers les monastères, faisant partout refleurir son vieil Ordre de Saint-Benoît , multipliant les colonies de la réforme cistercienne, suscitant au moins une sainte émulation, il entra dans Afflighem et y trouva la beauté de la primitive observance. Il n’eut besoin que d’y respirer, pour tout voir; et, pour dire ce qu’il admirait, un mot lui suffit:
«Ailleurs, j’ai vu des hommes, ici je vois des anges. En vérité, Afflighem afflige l’homme, mais élève l’âme.»
Nous pourrions nommer plusieurs de ces anges, 1814B élevés au-dessus de la terre: un vénérable Albert, humblement descendu du siége abbatial, sans perdre son beau nom d’abbé de Notre-Dame, Marianus abbas: le dévot prieur de Wavre, Walter, à qui on devra bientôt la fête de Notre-Dame de la Paix; le bienheureux Francon, premier abbé de Vlierbeck; Ingelbert, premier prieur de Bigard, le père et l’historien de sainte Vivine, encore un ange d’Afflighem, accourue peut-être au passage de l’homme de Dieu. Pourrions-nous oublier Raoul-le Silencieux, qui, sous le cilice, les fouets et les chaines de fer, garda, seize ans durant, le silence absolu de l’agneau qui s’immole, jusqu’à ce qu’un incendie éclatant devant lui, Dieu lui inspirât de dire: Flamme, arrête-toi! Et la flamme s’arrêta. 1814C Il est dit que l’abbé Pierre était «l’archange de ces vertus terrestres;» mais leur reine était NOTRE-DAME, dont la statue, depuis 60 ans, érigée à la place désignée par le fondateur, était vénérée à l’angle le plus retiré du cloître, entre le dortoir et l’église.
XII. Avant de passer devant elle, entrons en la salle capitulaire: jamais plus illustre chapitre n’y sera assemblé. Sept abbés sont à leurs siéges, ou huit, en y comprenant le vieil Albert. S. Bernard préside. Le bienheureux Pierre et saint Robert sont près de lui. Au milieu de la salle, Gaufroi est au pupitre du Scriptorium: tenant un parchemin plié et préparé en forme de chirographe, il écrit en partie double, sous la dictée du Saint:
1814D «Moi, Bernard, appelé par la grâce de Dieu, abbé de Clairvaux, à tous les fils de la Sainte-Eglise, salut à jamais, en Notre-Seigneur Jésus!
«Nous voulons qu’à tous, à venir et présents, il soit notoire qu’une dissension survenue entre l’abbé de Ninove et celui de Jette, pour l’église de Liedekerke, a été par-devant nous et religieuses personnes, accommodée en cette manière: . . . . »
Puis, il dicte les conditions convenues: Liedekerke est cédée à Ninove; Dilighem accepte en échange Leeuwe et une dîme réservée sur l’église d’Erembodeghem. La rivière de la Dendre servira de limite.
Gaufroi recueille fidèlement les termes de rigueur: 1815A écrit à droite et à gauche le double acte identique, sauf les variantes permises, telles que les appellations tudesques des lieux, et quelques déplacements des noms des parties qu’imposaient le bon usage et les formulaires. Quatre moines et quatre abbés sont constitués témoins: Pierre est mis en tête, comme abbé de l’église et du lieu; Gaufroi dut honnêtement s’inscrire après tous les autres. Puis, sur quatre lacs découpés aux marges et pendants aux deux chartes, il étend deux fois une cire blanche, y imprime autant de fois le sceau de l’abbé de Clairvaux; ce sceau est vu, et l’on y reconnait le dextrochère se mouvant avec crosse en pal, à la légende de Clairvaux. Verticalement découpés sur l’inscription chirographaire, les deux actes sont 1815B confrontés aux signes de répère, vérifiés et remis aux parties, afin d’être déposés aux archives de Jette et de Ninove, pour la plus lointaine postérité.
Cette contestation, qui se réveilla plus tard et dura longtemps, devait avoir quelque importance. Le Saint se hâta d’en finir, pour épancher librement son âme, au milieu des pieux cénobites. Après un premier entretien, il recommença une seconde fois encore, et avec un accent si pénétrant que le souvenir en demeura et s’en propagea au loin. Dans l’entrainement de son zèle, le Saint exprimant vivement le désir d’être en tout semblable à ses hôtes, offrit avec candeur son habit blanc à ces anges. On délibera: l’offre fut rejetée, avec la même franchise, 1815C par les moines noirs. Mais, sous des couleurs diverses, les coeurs restaient confondus; et tous ensemble, une dernière fois, s’en allèrent prier à l’église: la foule des abbés et des moines blancs et noirs se déployaient le long des cloîtres; tous les regards, au moment de le perdre de vue pour longtemps, suivaient l’hôte illustre; sous les yeux de tous, il s’arrête à l’angle du cloître voisin de l’église, 1816A s’incline devant la Madone, et tui adresse le salut qui a toujours fait tressaillir la Mère de Dieu: Ave, Maria. Sous les yeux de tous, la statue tressaille, s’incline et répond: Salve, Bernarde.
C’était une trop insigne faveur pour que le Saint ne laissât pas un gage de sa reconnaissance. N’ayant pu léguer à Afflighem sa tunique blanche, ni ranger ce saint bercail sous sa houlette, il voulut que son bâton pastoral lui demeurât en témoignage; il en détacha le pavillon vermeil, et déposa ce présent tout d’or aux pieds de Notre-Dame d’Afflighem, à la perpétuelle mémoire du salut qui lui fut accordé le 18 octobre 1146.
Tel fut ce jour, dans l’abbaye d’Afflighem. Nous avons accompli notre tâche, autant qu’il a dépendu de 1816B nous; heureux si ces pages, écrites à la hâte, édifient d’autres, comme elles nous ont consolé nous-même.
Il nous resterait, après Notre-Dame, à décrire Saint-Pierre d’Afflighem, à placer, aux pieds de sa patronne, l’abbaye qui grandit sous son aile, et se déploie, comme les franges de son manteau; c’est son oeuvre visible, c’est la vertu qui s’échappe de ses lèvres, comme le salut de saint Bernard.
Ce complément de notre travail était presqu’achevé: d’autres soins nous appellent ailleurs, et déjà peut-être l’attention de nos lecteurs est loin de nous. Qui peut, à l’heure du monde où nous sommes, penser à la veille ou au lendemain? Viennent des jours plus reposés, quelques heures sereines: nous retrouverons l’abbaye ducale, la congrégation 1816C nous retrouverons l’abbaye ducale, la congrégation belge, et son heureuse devise: FELIX CONCORDIA. D’ici là, nous fiant à la garde de Dieu et de la bonne Vierge, qu’il nous souvienne de Notre-Dame d’Afflighem.
Virginis matris statua haec, Mariae
Voce, Bernardo retulit salutem.
Hanc quoque, aeternae cupidus salutis,
Saepe saluta.