«De reliquiis SS. Bernardi et Malachiae» — Guignard, Philippus
1661 LETTRE A M. LE COMTE DE MONTALEMBERT, DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE, SUR LES RELIQUES DE S. BERNARD ET DE S. MALACHIE, ET SUR LE PREMIER EMPLACEMENT DE CLAIRVAUX, Par PH. GUIGNARD, CORRESPONDANT DU MINISTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE, ANCIEN ARCHIVISTE DU DÉPARTEMENT DE L’AUBE BIBLIOTHÉCAIRE DE LA VILLE DE DIJON.
. . . . Amabiles, et decori in vita sua,
in morte quoque non sunt divisi
(II Reg. I, 23.)
1661A MONSIEUR LE COMTE,
Vous aviez bien voulu me permettre de vous adresser, en 1845 et en 1846, dans l’Auxiliaire catholique (t. II, pag. 82 et 216; t. III, pag. 33 et 427), une série de lettres sur les reliques de S. Bernard et de S. Malachie, et sur le premier emplacement de Clairvaux. Envoyées, en 1846, au concours des antiquités de la France, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres les jugea dignes d’une mention très-honorable. L’infatigable éditeur de la collection complète des SS. Pères a pensé qu’elles devaient avoir une place parmi les monuments dont il illustre la réimpression des oeuvres de S. Bernard. 1662A J’ai donc l’honneur de mettre de nouveau sous votre patronage ce travail, déjà pour moi doux souvenir du passé.
J’ai réuni mes lettres en une seule, comme je l’avais fait en les présentant à l’Académie des Inscriptions. Je les ai revues avec soin, mettant à profit des recherches nouvelles, et recommençant l’examen des documents dont je m’étais servi d’abord.
Je traiterai premièrement des chefs de S. Bernard et de S. Malachie, conservés à la cathédrale de Troyes; j’aborderai ensuite l’histoire de leur corps, et je terminerai par une étude sur le premier emplacement de l’abbaye de Clairvaux.
I Chefs de S. Bernard et de S. Malachie conservés à la cathédrale de Troyes.1663
1663A Lorsque j’avais l’honneur de vous adresser ma première lettre, Monsieur le Comte, le 15 octobre 1845, les chefs de S. Bernard et de S. Malachie reposaient sous le maître-autel de la cathédrale de Troyes dans deux coffrets en bois, indignes du nom de châsse. Ils ne se trouvent plus à la même place aujourd’hui. Comme l’humidité commençait à pourrir les coffrets, on les a déposés dans le trésor, en attendant qu’on les remplace par de petits monuments mieux en harmonie avec ces insignes reliques.
Alors le chef de S. Bernard, placé du côté de l’épître, présentait la partie antérieure du crâne et les os de la face; celui de S. Malachie, du côté de l’évangile, offrait la partie postérieure du crâne.
1663B Ces deux chefs proviennent de l’abbaye de Clairvaux: mais, avant d’expliquer comment ils se trouvent maintenant à Troyes, il convient de recueillir tous les témoignages relatifs à leur existence avant 1790; époque où ils demeurèrent en la possession du dernier des successeurs de S. Bernard, M. Rocourt .
Je n’en rencontre aucune mention avant le quatorzième siècle, et il est probable qu’elles restèrent réunies aux corps jusqu’à ce que la dévotion de Jean d’Aizanville, trentième abbé, les exposât dans des bustes en vermeil d’une très-grande richesse. Une liste des abbés de Clairvaux, écrite au quatorzième siècle, qui se lit à la fin du manuscrit 1663C 150 de la bibliothèque de Troyes, et qui va jusqu’à Jean d’Aizanville, nous fournit un renseignement 1664A contemporain sur les deux bustes dont nous venons de parler. «Johannes de Aizanvilla, y est-il dit, monachus et cellerarius Clarevallis praefuit annis (en blanc; ce qui montre qu’il vivait encore). Iste fecit vasa argentea optime deaurata, in quibus sunt reposita capita gloriosorum confessorum beati Malachiae et sancti Bernardi.»
Le Catalogue manuscrit des abbés de Clairvaux, le Gallia Christiana, viennent confirmer cette note importante: mais les plus curieux détails sont consignés dans l’Inventaire de la Sacristie de Clairvaux, rédigé en 1504. Voici ce qu’on lit à l’article des chefs, folio VIII, Ro.
Sequuntur capita.
«Vas argenteum et deauratum in quo requiescit 1664B caput sanctissimi Patris nostri, beati Bernardi abbatis, cum diademate esmaltato (émaillé), habente duos angelos argenteos a parte posteriori, et a parte anteriori duas imagines repraesentantes domnum Johannem de Aizanvilla abbatem Clarevallis, actorem hujus vasis, et patrem ejusdem, cujus tempore hoc vas factum est. Et notandum quod in pectore dicti vasculi continetur unus magnus saphirus valde preciosus, sub quo continetur alius saphirus minoris quantitatis, etiam multum preciosus; et sustentatur a parte anteriori quatuor leonibus argenteis et deauratis, et a parte posteriori duobus similibus.»
La description du buste de saint Malachie vient ensuite, folio 8, recto et verso.
1664C «Vas argenteum deauratum continens LXI marcas 1665A argenti, quod fieri fecit praedictus domnus Johannes de Aizanvilla; in quo requiescit caput beati Malachie, archiepiscopi, habens in capite mitram multis lapidibus preciosis decoratam, in cujus summitate sunt sex saphiri preciosi, et in pectore ejusdem unus saphirus preciosus cum multis aliis saphiris et lapidibus preciosis circumquaque; quod caput sex imaginibus argenteis sustentatur.»
Tels étaient les riches reliquaires où reposaient les têtes des deux grands saints.
Dom Joseph Méglinger, religieux de Wettingen, au diocèse de Constance, dans la curieuse relation qu’il a publiée de son voyage au Chapître général de Cîteaux (Lucernae, 1667, reproduite par mes 1665B soins dans ce volume même de la Patrologie), en parle en ces termes, p. 164: «Conflatae ex auro argentoque duae imagines, ita ad vivum expressae, ut primo aspectu starem attonitus, fixisque in illas oculis admirabundus praestolarer, an loqui vellent. Vultus praesertim melliflui Patris, et ex effigie passim obvia notus, et hic tam concinne elaboratus, intimas omnium pectorum medullas commovit.»
Dom Martène et dom Durand nous apprennent, dans leur Voyage Littéraire, qu’ils virent au Trésor de Clairvaux les chefs de saint Bernard et de saint Malachie, dans deux beaux bustes de vermeil avec des émaux très-riches, et qu’on les portait dans les processions pour les nécessités publiques.
Les Acta Sancti Bernardi, dans les Bollandistes, 1665C que le P. Pien publia à part, en 1739, fournissent quelques particularités sur le chef de saint Bernard. On y trouve le passage suivant: «Caput pelle et carne nudum (quod calvariam vulgo dicimus) argenteae inclusum thecae, eo loco asservatur, quo loco ecclesiae thesaurus reponitur.»
Qui eût pu soupçonner alors qu’après un demisiècle, 1666A ces monuments de la piété monastique n’existeraient plus que dans le souvenir!
La révolution éclata. Dès 1789, M. Rocourt avait envoyé à la Monnaie, à Paris, 993 marcs d’argent et plus de 9 marcs d’or, provenant du Trésor de Clairvaux. On en avait délivré trois reconnaissances dont l’une avait servi à acquitter la contribution patriotique de l’abbaye.
Le 19 octobre 1790, le buste de saint Bernard était le seul reliquaire d’argent qui fût demeuré au Trésor. Un dernier respect empêchait peut-être de livrer au fondeur une image qui semblait celle d’un roi au milieu d’un empire créé par sa puissante main: peut-être aussi, par un reste de piété filiale, les habitants dégénérés du monastère firent-ils 1666B quelques efforts pour sauver le chef de leur fondateur. Quoi qu’il en soit, ce fut seulement le 3 décembre 1791 que des mains sacriléges le réunirent à d’autres objets d’argent destinés à la Monnaie. Il est indiqué en ces termes dans le bordereau d’envoi: «Le chef de saint Bernard, son buste, petites figures et ornements en argent doré et émaillé, et son auréole pesant 79 marcs 4 onces.»
Cette informe description montre cependant d’une manière évidente que le chef de saint Bernard était contenu dans un buste entier, et non pas dans une simple tête de vermeil; on y retrouve facilement toutes les parties détaillées dans l’inventaire de 1504, cité plus haut.
1666C Vers la fin de l’année 1790, M. Rocourt voyant la tournure menaçante que prenaient les affaires, songea à sauver les plus précieuses reliques du Trésor. En présence de plusieurs personnes, dont il n’a pu malheureusement citer les noms, il retira des bustes de saint Bernard et de saint Malachie les portions d’ossements qui y étaient renfermées, 1667A et y appliqua son cachet. Quand les temps redevinrent meilleurs, il donna les deux chefs à M. Caffarelli, préfet de l’Aube. Celui-ci en fit présent à la cathédrale de Troyes, le 24 décembre 1813, et le 4 septembre 1816, Mgr de Boulogne, alors évêque, les exposa à la vénération des fidèles dans les coffrets en bois qui les renferment aujourd’hui .
Puisque M. Rocourt eut la pensée pieuse de dérober quelques reliques à la destruction qui les menaçait toutes, vous vous étonnerez peut-être, monsieur le comte, qu’il se soit borné à en choisir un si petit nombre, et qu’il n’ait pas surtout cherché à obtenir le corps de saint Bernard. Je satisfais votre juste curiosité sur ces deux points.
1667B D’abord M. Rocourt ne se borna pas aux deux chefs dont on lui doit la conservation: il sauva encore plusieurs autres reliques dont le détail se trouve dans l’Appendice, no 4. Quant au corps de saint Bernard, il eût fallu, pour le posséder, le tirer de l’antique sépulture où il gisait alors dans 1668A l’église. Or cette opération n’eût pu se faire d’une manière tellement secrète, que le bruit ne s’en fût répandu au dehors; et les populations environnantes qui, en 93 même, empêchèrent qu’on ne le jetât dans le cimetière, malgré l’arrêté du directoire du département, n’eussent pas souffert qu’on l’emportât du milieu d’elles. D’ailleurs, en 1790, l’église ni l’abbaye n’étaient vendues: on pouvait donc croire, jusqu’à un certain point, que le tombeau de saint Bernard serait respecté, ou qu’au moins, s’il devenait nécessaire de le détruire, les ossements en seraient exhumés avec respect, pour être replacés dans une église voisine. L’argenterie était envoyée à Paris, il était urgent de sortir des châsses les reliques qui ne devaient plus y rester: mais 1668B il n’était pas évident que la tombe du saint serait profanée, puisqu’on ne pouvait retirer des matériaux qu’un très-mince profit.
Ces réflexions m’amènent naturellement à vous parler des corps de saint Bernard et de saint Malachie.
II Corps de saint Bernard et de saint Malachie conservés autrefois dans l’église de Clairvaux.1667
1667B Monsieur le Comte, en 1148, trois semaines environ avant la Toussaint, saint Malachie arriva à Clairvaux pour la seconde fois. Il retournait à Rome, espérant que le pape Eugène III ne refuserait pas à l’ami de son père spirituel le pallium tant 1667C désiré pour les métropoles d’Irlande. «Nous le reçûmes, dit saint Bernard, comme un véritable Orient venant d’en haut nous visiter. De quel éclat de lumière ce soleil étincelant illumina notre Claire Valléc! Quel jour de fête luit pour nous à son entrée! Ce fut un jour créé par le Seigneur, dans lequel on se réjouit avec allégresse! Combien vite et légèrement, malgré la faiblesse de mes membres tremblants, je volai à sa rencontre! Avec quelle joie je me précipitai dans ses bras! Quels jours de fête je passai ensuite avec lui, mais qu’ils furent courts!»
En effet Dieu ne permit pas à ces deux frères de goûter longtemps en ce monde le bonheur d’habiter 1667D ensemble. Le 18 octobre, jour de la Saint-Luc, saint Malachie, après avoir célébré la messe, fut 1668B pris de la fièvre et se mit au lit: «Nous tombàmes tous malades avec lui,» ajoute saint Bernard. Dès lors le saint archevêque prédit sa fin prochaine; naguère il avait souhaité de se reposer à l’ombre de la Claire Vallée, et de remettre son âme entre 1668C les mains du Créateur, le jour des Trépassés. Son voeu ou sa prédiction allait bientôt s’accomplir. Il voulut se faire oindre de l’huile sainte, et ses forces lui permirent encore de descendre de l’étage élevé du monastère où il résidait, de venir recevoir le sacrement des mourants au milieu des religieux, et de regagner sa cellule. Saint Bernard ne pouvait croire que son ami le quitterait bientôt . «Il montait et descendait avec facilité; son visage était coloré et sans maigreur, son front sans rides, ses yeux ne paraissaient pas enfoncés, ses narines ne se resserraient pas, ses lèvres étaient sans contraction, ses dents semblaient excellentes, son cou n’était pas décharné, ses épaules ne se 1668D courbaient pas et ses membres étaient encore robustes.»
1669A Cependant, le jour de la Toussaint, après les fêtes de la journée, saint Malachie se trouva fort mal. «Il approchait de l’aurore de la vie, et non du crépuscule du soir,» dit saint Bernard. Dans cette soirée même, une touchante cérémonie avait lieu à Clairvaux. On transportait du cimetière de la première abbaye dans le nouveau, les ossements vénérés des premiers compagnons de saint Bernard. On les regardait comme saints, parce qu’il avait été révélé au bienheureux abbé que tous les moines qui vivaient avec lui seraient sauvés. Saint Malachie témoigna sa joie en entendant les chants sacrés qui accompagnaient cette translation; c’était pour lui comme un avantgoût des concerts angéliques auxquels il allait 1669B bientôt mêler sa voix.
Il vit avec plaisir tomber la nuit, dans l’espoir qu’elle serait suivie d’un jour sans couchant. Sa parole mourante consolait les assistants: «J’ai aimé Dieu, leur disait-il, je vous ai aimés; la charité ne saurait périr.» Et comme son heure n’était pas encore venue, il envoya les moines prendre un peu de repos.
La tendresse est inquiète. Bientôt saint Bernard ramena ses religieux auprès du malade. Un grand nombre d’abbés des monastères voisins étaient accourus pour assister aux derniers moments du 1670A grand archevêque. Les psaumes, les hymnes pieux accompagnaient son départ vers la patrie. Alors saint Bernard s’avança pour recevoir la bénédiction de son ami; ce dernier, déjà presque sans mouvement, retrouva des forces pour lui donner une dernière marque de tendresse, et lui léguer d’une main tremblante, ce suprême et touchant héritage .
Rien sur la terre ne retenait maintenant saint Malachie; il s’endormit heureusement dans Ie Seigneur le matin du 2 novembre pendant que la nuit régnait encore; et ses yeux fermés par des mains chéries se rouvrirent aux célestes clartés. Il était âgé de 54 ans; son visage calme témoignait sa fin paisible; la mort n’en avait pas altéré les traits, 1670B on eût cru qu’il dormait. «Il n’était point changé, dit saint Bernard, mais nous n’étions plus les mêmes hommes: nos larmes, nos gémissements s’apaisèrent tout à coup; notre tristesse se tourna en joie; nos sanglots firent place à des cantiques d’actions de grâces.
Les abbés chargèrent sur leurs épaules ce précieux fardeau et le portèrent d’abord à l’église encore inachevée. Puis le saint corps fut lavé et déposé dans une cellule préparée pour le recevoir avec honneur. Saint Bernard, par un pieux larcin, substitua sa propre tunique à celle qui le couvrait 1671A , et garda cette sainte relique comme jadis saint Athanase le manteau d’Antoine. Enfin tous les rites funèbres étant accomplis, saint Malachie fut enseveli dans la chapelle même de la Sainte-Vierge, en qui il avait mis ses affections. On le confia au tombeau le 2 novembre, l’an de Notre-Seigneur 1148. Avant d’être enterré, le simple attouchement de sa main guérit un enfant dont le bras pendait privé de sentiment; et saint Bernard, le jour de sa mort, offrant pour lui l’hostie salutaire, connut par une révélation la gloire dont il jouissait, et récita la collecte des confesseurs Pontifes, au lieu de celle des défunts.
Manrique dit que le corps de saint Malachie fut placé sous un arceau de pierre. Ces mots indiquent-ils 1671B un monument particulier, ou désignent-ils simplement l’une des arcades en plein cintre qui, probablement, entouraient la chapelle? Je ne saurais résoudre la difficulté; car je ne connais aucun document propre à éclaircir cette expression obscure. On a plusieurs épitaphes de saint Malachie : l’une, en prose, est tirée du livre des sépultures de Clairvaux, véritable nécrologe, plutôt que recueil exact des inscriptions funéraires de l’abbaye; les autres sont en vers, et attribuées à saint Bernard. Manrique, en publiant la première, d’après le livre des sépultures de Clairvaux, l’a jugée peu ancienne. Il est difficile, en effet, de la croire composée avant le XIVe siècle. Elle est longue et traînante; je ne la citerai pas. Voici celles 1671C en vers:
Scire cupis quisnam jacet hic? Dominus Malachias.
Haeres quis fuerit? quaerere pergis adhuc?
Hibernus patria, meritorum munere Sanctus;
Celsus prodigiis, Praesul honore fuit.
Accumulavit onus Summae legatio Sedis.
Romam ibat, sed abhinc capit ad Astra sedem.
Hac in valle sita domus est tibi petra polita.
In qua sacrata tua sunt. Pater, ossa locata.
1672A O Pastor digne, dulcis, sacer, atque benigne,
Oro, tui memoris ut sis memor omnibus horis.
Ces vers étaient-ils graves sur la tombe de saint Malachie? C’est encore un point sur lequel il est à peu près impossible de prononcer. Les détails relatifs à son tombeau sont fort rares. Sans un dessin conservé par les Bollandistes, il serait bien difficile aujourd’hui de se former une idée de celui de saint Bernard, pour lequel cependant on est moins dépourvu de documents. Mais pour saint Malachie on est privé de ces deux avantages, et quelques traits épars peuvent seuls en donner quelque idée. En 1599, un cistercien espagnol, don Bernardo Cardilio Villalpando, fut envoyé en France par l’abbé de Hitero, dans la Navarre, afin 1672B de visiter toutes les maisons de l’Ordre, et de recueillir les particularités curieuses qui les concernaient. Ce moine ramassa ses notes plus tard, et en composa un Itinéraire que je crois demeuré malheureusement inédit. Manrique était contemporain de Villalpando, il le cite plusieurs fois; et par les descriptions qu’il en tire, on juge que l’auteur était entré dans de fort grands détails. Je me persuade cependant qu’il n’avait pas décrit avec soin le tombeau de saint Malachie, car Manrique n’invoque pas son témoignage à ce sujet, et je crois qu’il ne se serait pas volontairement privé d’un pareil secours.
Je quitte à regret, M. le comte, cette humble pierre, sous laquelle dort le grand primat d’Irlande, et que je révère comme le berceau d’une de ces 1672C vieilles affections que la communauté de foi et d’espérance établissait jadis entre les peuples, mieux que ne le sait faire de nos jours la communauté d’intérêt.
Saint Bernard, en terminant l’histoire de la vie de saint Malachie, souhaitait son heureuse mort; oubliant dans son humilité profonde que depuis longtemps le trépas des justes lui était assuré. Il ne tarda guère à aller rejoindre son ami dans les tabernacles éternels. «Les liens qui retenaient son 1673A âme captive étant presque brisés, le jour sans fin se leva pour lui. Les évêques voisins, les abbés et les frères l’entouraient comme une sainte multitude. Le 20 août 1153, vers neuf heures du matin, saint Bernard s’éteignit comme une lampe du sanctuaire, et passa de son corps mortel dans la terre des vivants. Il s’envola vers Jésus-Christ son chef, vers les choeurs joyeux des saints, vers les bataillons des anges. Heureux jour, objet des voeux de sa vie entière, pour lequel il avait ardemment soupiré, et qu’il avait préparé par ses prières! Heureux passage de la fatigue au repos, du combat à la victoire, de la mort à la vie, de la foi à la vision, du pèlerinage à la patrie, de la terre au ciel!»
1673B Le corps du saint lavé et revêtu de ses habits sacerdotaux, fut portéd’abord dans la chapelle de la Sainte-Vierge. Il est probable qu’on le rapporta ensuite, et qu’on l’exposa dans la chapelle où saint Malachie avait été déposé avant d’être enseveli . Le pasteur demeura deux jours encore au milieu de son troupeau. Les hahitants des pays d’alentour, accourus à Clairvaux, faisaient retentir 1674A la vallée de leurs gémissements; chacun s’empressait de baiser les mains vénérables de saint Bernard, et de faire toucher mille objets à son corps pour les bénir. Cependant les moines craignant de ne pouvoir contenir la foule toujours croissante, devancèrent le moment fixé pour les obsèques de leur Père. Dès le matin du 22 août, après le saint sacrifice et les pieuses psalmodies, ils confièrent ce baume très-pur au vase qui devait le renfermer, et déposèrent dans la pierre du sépulcre ce diamant précieux. On l’enterra devant l’autel de la bienheureuse Vierge Marie, dont il avait été le prêtre très-dévot. Suivant sa volonté, on plaça sur sa poitrine un petit reliquaire contenant quelques os de saint Thaddée; sa foi et sa dévotion 1674B lui faisant désirer d’être uni à cet apôtre au jour de la résurrection générale.
Aussitôt après la mort de S. Bernard, les pèlerinages commencèrent à son tombeau. Je me borne, Monsieur le comte, à citer les noms de quelques visiteurs célèbres attirés à Clairvaux par leur confiance dans les mérites du saint abbé. Au commencement du printemps de l’année 1154, de la lointaine 1675A Scandinavie, Eskil, archevêque de Lund, vint le premier aux lieux où reposait son ancien ami, et déposant la mitre pour prendre l’humble robe de moine, il voulut être enseveli à ses côtés . La même année un petit prince de Sardaigne et Simon, ancien abbé de Chesy-sur-Marne, suivirent son exemple. André, archidiacre de Verdun, un clerc nommé Geoffroy, ne purent s’éloigner de la tombe de saint Bernard, ni de sa chère vallée . Pour dormir dans le sépulcre de ses pères et reposer auprès de son ancien abbé, afin de ressusciter avec lui, Alain quitta le siége épiscopal d’Auxerre et vint mourir à Clairvaux.
Ainsi, d’après la pensée de Manrique, chacun des Ordres des fidèles semblait députer un de ses 1675B membres pour honorer les restes d’un religieux, qui avait été grand devant Dieu et devant les hommes; et la confiance chrétienne devançait le jugement infaillible de l’Église.
Enfin, en 1174, Bernard fut inscrit au catalogue des saints par une bulle du pape Alexandre III, donnée à Anagni, le 18 janvier. Une bulle du même pape, datée de la même ville et du même jour, alla porter cette heureuse nouvelle aux religieux de Clairvaux, gouvernés alors par Gérard, sixième abbé.
On ignore la date précise de la premiêre élévation du corps de saint Bernard. Une précieuse chronique, publiée par le P. Chifflet, nous apprend seulement 1675C qu’elle se fit en 1174, et que Guichard, archevêque de Lyon, ancien abbé de Pontigny, y assista . La seconde, où le corps fut mis dans un autre tombeau, eut lieu en 1178. Manrique a cru que celle de 1174 avait été indiquée faussement; 1676A mais le P. Mabillon et, après lui, le P. Pien ont démontré que le renseignement fourni par la chronique était exact. Environ dix mois après la canonisation de Saint Bernard, l’église de Clairvaux, commencée de son vivant, fut consacrée par Gaultier, évêque de Langres. «Il est probable, dit Manrique, qu’on profita de cette solennité pour élever un autel au nouveau saint.» Tant que l’église ne fut pas achevée, il paraît qu’un frère convers veillait jour et nuit non loin de la chapelle de la Sainte-Vierge pour garder les précieuses reliques qui y étaient renfermées. L’histoire a même conservé le nom de frère Laurent, chargé de cette honorable fonction.
Henri, abbé de Haute-Combe, succéda à Gérard, 1676B dans le gouvernement de Clairvaux. «C’êtait, dit Manrique, une ferme colonne préparée par Dieu à son Église.» A peine eut-il entre les mains le bâton pastoral de saint Bernard, qu’il entreprit de lui élever un tombeau en marbre. Le monument s’éleva rapidement; en 1178, Henri se trouvant au chapitre général de Cîteaux, put annoncer aux députés de l’Ordre qu’une fête nouvelle allait se célébrer en l’honneur de leur Père commun. L’imposante assemblée dans laquelle siégeaient des archevêques, et une multitude d’abbés, tressaillit d’allégresse; et un grand nombre de ses membres suivirent Henri retournant à Clairvaux. Parmi eux se trouvait Guichard, archevêque de Lyon, dont j’ai déjà parlé.
1676C La seconde élévation du saint corps se fit avec une grande pompe et une joie universelle de l’Église de France. On le plaça dans son tabernacle de marbre derrière le maître-autel. «Nous avons 1677A célébré une fête glorieuse et solennelle dans notre vallée, écrivait Henri au roi d’Angleterre, en lui envoyant un doigt de saint Bernard. Combien je souhaitais vivement votre auguste présence parmi ces joies plutôt du ciel que de la terre! Combien la solennité de nos cérémonies eût été plus grande, et quelles grâces abondantes s’y fussent répandues sur vous . . . Pour que l’absence corporelle ne prive pas votre royal trésor d’une portion de celui que nous avons découvert, je vous envoie un précieux fragment d’inestimables reliques . . . Recevez un doigt de cette main sacrée, qui mérita, par son mépris des richesses mondaines, de recevoir du Seigneur la plénitude des bénédictions célestes; de cette main, dont le seul attouchement guérissait les malades, 1677B fortifiait les faibles, rassurait les hommes et chassait les démons.»
A diverses époques postérieures, Monsieur le comte, on voulut placer les reliques de saint Bernard dans une châsse d’argent; mais ce dessein ne fut jamais accompli. Jean d’Aizanville, auquel on devait les bustes de saint Bernard et de saint Malachie, laissa en mourant une châsse inachevée, pour laquelle il avait déjà fourni 70 marcs d’argent de ses propres deniers. Au XVIe siècle, Tristan de Bizet, évêque de Saintes, ancien moine de Clairvaux, fit présent à cette abbaye d’une châsse en vermeil d’un riche travail, pour y déposer les ossements de saint Bernard. A l’un des bouts, était 1677C un christ en croix; à l’autre, la sainte Vierge, réprésentée tenant l’Enfant-Jésus: à l’entour étaient placés les douze apôtres; des pierreries parsemaient le couvercle. Dom Martène et dom Durand virent ce magnifique reliquaire. «On conserve encore dans le trésor, disent-ils, une grande châsse d’argent, qu’un évêque de Xaintes avoit fait faire pour y mettre les reliques de saint Bernard. Mais les religieux craignant que si on tirait les ossements 1678A de son tombeau, plusieurs princes, à qui on ne pourrait le refuser, n’en demandassent, aimèrent mieux les y laisser.»
En 1625, les Génois, à la veille de succomber sous les armes du duc de Savoie, recoururent à saint Bernard et firent le vóeu solennel de le prendre pour patron de la République. Le saint abbé se souvint de la promesse qu’il leur avait faite de ne jamais les oublier (Epist. ad Januen. 129); et la veille de sa fête, Gênes se vit délivrée par l’arrivée de la flotte d’Espagne. Souhaitant avec ardeur de posséder quelque relique de leur bien aimé patron, ils députèrent, en 1633, à Clairvaux, un envoyé spécial, qui fut assez heureux pour obtenir une vertèbre de saint Bernard. La République reçut 1678B avec transport ce don précieux (Appendice, no 5), et voulut qu’une lampe d’argent, suspendue devant le tombeau du saint abbé, y demeurât comme un témoignage perpétuel de sa reconnaissance.
En 1643, dom Cl. Largentier, pour satisfaire la dévotion d’Anne d’Autriche, lui fit don de quelques parcelles détachées du chef de saint Bernard «avec toute la révérence et respect possible (Appendice, no 6).
Il ne me paraît pas superflu de m’étendre sur tous ces détails. Ils servent à établir que les reliques de saint Bernard ne furent jamais déplacées; et, qu’à part certain nombre de parcelles distraites, dont voici le détail, elles demeurèrent intactes jusqu’à la révolution. Le P. Pien en a formé le catalogue 1678C dans ses Acta. Il mentionne d’abord la note du calendrier de Cîteaux, imprimé à Dijon en 1617, marquant, au 17 mai: «Translatio S. P. N. Bernardi ad Avinionem.» Ce qu’il faut entendre de quelques fragments, puisqu’en 1625, l’envoyé des Génois trouva le corps entier. J’ai parlé du doigt donné au roi d’Angleterre par l’abbé Henri. En Espagne, on conservait à l’Escurial une portion de côte longue de cinq doigts et cinq autres reliques 1679A plus petites. Le grand monastère de Saint-Bernard sur l’Escaut, non loin d’Anvers, possédait une phalange de la main, qui fut volée avant 1737. La cathédrale de Tournai gardait deux beaux os; les chanoines réguliers de Saint-Augustin de Cambrai en avaient aussi. Une abbaye de Prémontrés du diocèse de Namur, Floreffe, en montrait un. Il y en avait un chez les Cisterciennes de Salzines, au même diocèse. On trouve dans la vie de saint Bernard, par Geoffroy (cap. IV, 27), le récit d’un miracle opéré au monastère d’Esrom (dioc. de Röskilde en Danemark), par l’application de quelques portions de la barbe et des cheveux, et d’une dent de saint Bernard. Ces reliques avaient été déposées à Esrom par son pieux ami, Eskil, archevêque de 1679B Lund. Dans l’Inventaire de la sacristie de Clairvaux, rédigé en 1504, fo 1 vo, il est parlé d’un doigt de saint Bernard: et ces mots sont ajoutés: «Vacuum reperitur vasculum digiti.» Au fo 5 vo, on décrit un vase d’argent destiné à renfermer une de ses dents, qui avait été portée à Paris. Fo 10 ro, on lit: «De costa sancti Bernardi.» Son pouce était enchâssé dans un riche reliquaire en cristal dû à la piété de Jean d’Aizanville, fo 11 ro. Au fo 13 ro: «Vas oblongum continens . . . reliquias . . . videlicet . . . de sancto Bernardo . . . ponderis XIII unciarum cum dimidia.»
L’inventaire de 1640, fo 9 vo, parle du reliquaire où était le doigt de saint Bernard, mais seulement 1679C pour mémoire. Fo 11 ro, on trouve: «De costa sancti Bernardi. Un peu plus loin, même fo vo, il est dit que la table d’Amauri renfermait de ses reliques. Le reliquaire du pouce est décrit au fo 18 ro, un autre est indiqué, même fo vo, comme contenant: «De pulvere capitis beati Bernardi;» semblable mention est faite au fo 20 ro.
J’ai dit un mot, M. le comte, des premiers pèlerinages au tombeau de saint Bernard: quelques notes, recueillies sur ces voyages pieux, dans des temps plus rapprocheés, termineront cette lettre, en formant une chaîne de précieux témoignages.
Le 28 juillet 1599, dom Edme de la Croix, abbé de Cîteaux, écrivait à l’abbé de Morimond: «Je 1679D ferai tout mon possible de me trouver à la Saint-Bernard à Clairvaux.» En 1605, la V. M. Anne-de-Jésus, fondatrice des Carmélites en France, se rendait à Dijon pour y établir une maison de son Ordre. «Ce voyage ayant pour nord saint Bernard, allant fonder dans son pays, la vénérable Mère voulut aller visiter Clairvaux. L’abbé étant absent, elle ne put voir le corps de saint Bernard 1680A . mais elle vit le pauvre logement, les celles si étroites, l’église chétive, le choeur dévot, où il y avait une image de Notre-Seigneur au sépulcre, qui lançait du feu par les yeux dans les âmes.» Quelques années plus tard, en 1623, au commencement de janvier, Me Husson, prévôt et chanoine de la collégiale Saint-Sauveur à Metz, se trouvait à Clairvaux. Il venait s’y acquitter «envers Dieu et le bienheureux saint Bernard du voeu qu’il avait fait dès longtemps . . . . . de vénérer ses saintes reliques.
M. Olier allant, en 1647, en pèlerinage à Annecy, voulut visiter d’abord l’abbaye de Clairvaux: «Il prit sa route par la Bourgogne et passa à Châtillon-sur-Seine, célèbre par le culte qu’on y rend à l’auguste Mère de Dieu. Il savait que saint 1680B Bernard y avait été favorisé de plusieurs grâces extraordinaires; et à peine y fut-il arrivé, qu’il se rendit le soir même à l’église, et demeura quelque temps en oraison, prosterné devant l’image miraculeuse de Marie. On peut présumer qu’il y reçut beaucoup de grâces; du moins il en sortit profondément anéanti à ses propres yeux, plein de mépris pour lui-même; et le lendemain, en célébrant la sainte messe à l’autel consacré sous l’invocation de la sainte Vierge, il éprouva des consolations si vives, que jamais on ne vit plus éclater sur les traits de son visage, ni l’on ne ressentit mieux dans ses entretiens les pures flammes de l’amour divin.
1680C «De Châtillon, il prit la route de Clairvaux. N’en étant plus qu’à une demi-lieue, il descendit de cheval avec ceux qui l’accompagnaient et voulut aller à pied jusqu’à l’abbaye, en silence et en faisant oraison. La nature du lieu l’y invitait, et semblait lui fournir un sujet continuel de méditation: c’était un bois fort couvert et fort épais, comme ceux qui environnent la plupart des anciens monastères. Il arriva à Clairvaux la veille même de la Nativité de la sainte Vierge, bien consolé de voir enfin la solitude qu’avait choisie autrefois saint Bernard, et admirant comment, par le grand nombre de saints qu’il y avait formés, il avait fait une image du ciel d’un désert rempli de bêtes féroces. Il y demeura deux jours, si 1680D abîmé dans une continuelle oraison, qu’on avait peine à l’en retirer: ce fut toute son occupation le jour de la fête. Le lendemain, il célébra la sainte messe dans l’ancienne chapelle de saint Bernard, et visita ensuite tous les endroits du dedans et du dehors du monastère qui rappelaient quelque trait particulier de la vie du saint fondateur. Ayant été conduit à une petite cellule 1681A du bienheureux qu’on y montrait, il y demeura longtemps en prières, et il ne fut pas facile de l’en faire sortir, ce qui remplit d’admiration pour sa personne les bons religieux qui l’accompagnaient.» (Vie de M. Olier. Paris, 1841, t. II, p. 4 et 5.)
Je ne puis, Monsieur le comte, résister au plaisir de laisser le pieux ami de Mabillon, dom Thierri Ruinart, raconter la visite que fit ce grand religieux à Clairvaux en 1701. «Lorsque le Père Mabillon, dit-il, se vit assez avancé dans la composition de ses Annales pour être en état d’en donner deux volumes de suite, outre la matière qu’il avait déjà préparée pour les tomes suivants, il résolut d’en commencer l’impression; mais avant que de 1681B s’engager dans ce travail, il eut encore besoin de voir quelques archives de monastères. Ce lui fut une occasion bien favorable pour visiter le tombeau de S. Benoît à Fleury-sur-Loire, et celui de S. Bernard à Clairvaux; et il l’embrassa d’autant plus volontiers, qu’il souhaitait depuis longtemps de faire ce voyage pour demander à Dieu, par l’intercession de ces deux patriarches de l’Ordre monastique en Occident, la grâce de s’acquitter dignement de l’exécution d’un si vaste dessein, qu’il n’avait entrepris que par obéissance, pour l’édification de ses frères, pour la gloire de son Ordre et pour l’utilité de l’Église. Nous partîmes sur la fin de septembre en 1701, 1681C et nous arrivâmes à Saint-Benoît-sur-Loire le 29 du même mois. Après y avoir passé trois ou quatre jours à examiner quelques anciens monuments, et ce qui y reste de cette fameuse bibliothèque, qui était autrefois si célèbre, nous visitâmes les monastères et les archives qui se présentaient sur notre route, et nous arrivâmes à Clairvaux le huitième d’octobre. Dom Mabillon avait coutume, dans ces voyages, lorsqu’il commençait à entrer dans un pays ou dans un nouveau diocèse, d’en saluer aussitôt les saints tutélaires par quelques prières qu’il récitait à ce sujet. Mais lorsque approchant de quelque lieu, il apercevait l’église du principal patron ou du saint à qui il allait rendre ses voeux, il descendait ordinairement de cheval, 1681D et il se mettait à genoux pour s’acquitter plus religieusement de cet exercice de piété, qu’il s’était prescrit à lui-même dès ses premières années. Il n’eut pas besoin de tous ces avertissements pour réveiller sa ferveur le jour où nous arrivâmes à Clairvaux; car dès le matin que nous partimes de l’abbaye de Monticramée, il ne fit autre chose pendant tout le chemin que de chanter et de réciter des hymnes et des cantiques; tant il était pénétré de joie de 1682A pouvoir encore une fois visiter cette solitude, que S. Bernard et tant de ses illustres disciples avaient sanctifiée d’une façon particulière. Mais quand, à la sortie du bois, nous arrivâmes à la vue de cette sainte maison, il se sentit transporté d’une dévotion si extraordinaire que j’en fus tout surpris. Il descendit de cheval, et il se prosterna à terre pour faire l’oraison à son ordinaire; ensuite, se relevant sans discontinuer ses prières, il se mit à marcher à pied pour achever ainsi le reste du chemin. Je voulus l’avertir de remonter à cheval, comme nous avions coutume de faine dans les autres occasions; mais, sans témoigner seulement qu’il fît la moindre attention à ce que je lui disais, il continua toujours de marcher la tête découverte, 1682B quoique ce jour-là le soleil fût fort ardent, et le chemin difficile; et il ne cessa de prier ainsi jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à la porte du monastère. M. l’abbé, qui en était absent, ayant appris que D. Mabillon devait aller à Clairvaux, avait donné l’ordre que tout lui fût ouvert, et que l’on n’épargnât rien pour lui faire un bon accueil. On suivit ses intentions avec d’autant plus de plaisir que les religieux de cette abbaye étaient déjà remplis d’estime pour un si digne hôte, dont ils connaissaient par avance le mérite et la grande réputation. On ne peut exprimer la joie et la cordialité avec laquelle il fut reçu en cette célèbre maison. Il y passa quelques jours dans des exercices 1682C continuels de piété, que les recherches que nous faisions dans les bibliothèques, dans les archives et dans le trésor, ne purent interrompre. Et comme il y a peu de monastères où l’on trouve tant de vestiges de sainteté que dans celui-là, tout le portait à augmenter sa ferveur. Il célébrait tous les jours la sainte messe sur le tombeau de S. Bernard, et avec le calice même dont ce saint s’était servi dans ses voyages: il visitait tous les endroits que ce grand homme avait sanctifiés par quelque action particulière, et il en remarquait soigneusemeut toutes les circonstances. Enfin je ne doute pas que ce n’ait été en ce temps et en ce lieu qu’il a obtenu de Dieu la force de continuer la composition des Annales de notre Ordre jusqu’à 1682D la mort de S. Bernard. Il m’a assuré plusieurs fois qu’il demandait tous les jours cette grâce à N.-S., et que, s’il la lui accordait, il mourrait content. Dieu a exaucé ses voeux; car, outre les 4 volumes qui ont été imprimés pendant sa vie, il en a laissé la suite toute disposée pour l’impression, jusqu’au temps de la mort de ce grand saint.»
Les populations voisines ne manquaient pas 1683A d’accourir à Clairvaux le jour de la fête de Saint Bernard, «auquel jour, disent les Lettres de Charles VII, données à Chinon le 22 mars 1459, avoit plusieurs merciers et marchans vendans denrées dedans la cloison et circuite de Clerevaux.»
En 1668, la contagion sévissant dans les villes de Reims et Châlons, on envoya, par ordre de l’abbé de Clairvaux, des billets dans toutes les villes et 1684A bourgs du pays, pour faire savoir que personne n’entrerait à l’abbaye le jour de Saint-Bernard ni le dimanche suivant. Cette prohibition causa grand dommage au tavernier, qui obtint à ce sujet une diminution de 400 livres sur son bail. Cette somme, très-forte pour le temps, montre combien était grande l’affluence des pèlerins
III Suite de l’histoire des Corps de saint Bernard et de saint Malachie, jusqu’en 1793.1683
1683A Avant de déteminer la place occupée par le tombeau de saint Bernard dans le choeur de l’église de Clairvaux, je crois utile de reproduire le dessin qu’en ont donné les Bollandistes. Les détails ne sont probablement pas d’une parfaite exactitude; mais 1683B on a l’ensemble du mausolée; et une gravure, quelque médiocre qu’elle soit, devient précieuse quand elle conserve l’image unique d’un monument détruit.
Un premier croquis fut communiqué au P. Pien par dom Candide Briger, Cistercien de Lilienfeldt, dans la basse Autriche, avec une lettre écrite du chapitre général de Cîteaux, le 8 mai 1738, où il lui parlait d’abord de la châsse d’argent de Tristan de Bizet, qui renfermait seulement la coule de saint Bernard. «Le tombeau, ajoutait-il, placé derrière le maître autel, et entouré de colonnes de marbre, s’élève à environ huit pieds. La statue du saint le surmonte. Au pied est un autel sur lequel on offre 1683C le saint sacrifice. Un diptyque est attaché avec des chaînes de fer à l’une des parois.
Sur la première tablette on lit ces mots: HIC REQUIESCIT SANCTUS BERNARDUS, PRIMUS ABBAS SACRI MONASTERII CLARAEVALLIS.
1684A Sur la seconde est gravé ce qui suit: Testamentum Beatissimi Patris Bernardi abbatis.
«Tria vobis observanda relinquo, quae in stadio, quo cucurri, me, pro possibilitate mea, memini observasse: minus sensui meo quam alterius credidi; 1684B laesus de laedente vindictam non expetivi; nemini scandalum facere volui, et si quando incidit, sedavi ut potui; ecce charitatem, humilitatem, patientiam, vobis relinquo.»
Dom Candide Briger, en terminant sa lettre, promettait au P. Pien que l’abbé de Clairvaux luimême lui enverrait un dessin plus exact que le sien. En effet, le 29 juillet 1738, dom Jean-Antoine Macuson, maitre des novices de cette abbaye, lui en adressa un meilleur, au nom du R. P. abbé; c’est celui que les Bollandistes firent réduire pour l’insérer dans leur précieuse collection (voir ci-des-sus, col. 947).
J’ai voulu suivre jusqu’au bout l’histoire du tombeau 1684C de saint Bernard; je reviens maintenant avec joie, Monsieur le comte, auprès de la tombe de saint Malachie. Ce glorieux primat fut mis au rang des saints par Clément III, le 6 juillet 1190. D’après l’Annaliste d’Irlande, cité dans Manrique, l’élévation 1685A de son corps fut faite solennellement à Clairvaux en 1191. Il paraît que les religieux n’avaient pas attendu jusque-là pour placer honorablement ses restes Saint Bernard, disant à son office funèbre la collecte des confesseurs pontifes, et déclarant, dans une vision, qu’il était enseveli dans la tunique d’un bienheureux, avait en quelque sorte canonisé son ami. Je crois donc qu’on lui éleva un tombeau en même temps qu’au saint abbé afin de ne pas accorder à l’un l’bonneur refusé à l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’en 1189, saint Malachie n’était plus dans la chapelle de la Sainte-Vierge, puisque nous voyons à cette époque Henri, ancien abbé de Clairvaux, cardinal légat du saint siége apostolique, enterré dans le choeur entre saint Bernard et saint 1685B Malachie. Herbert, qui écrivait en 1178, parlant de l’apparition de saint Malachie à un moine de Clairvaux, dit que cet archevêque était honorablement enterré dans l’église, «honorifice tumulatus .» Cette expression, emphatique dans le latin du moyen âge, ne désignerait-elle pas quelque chose de plus que la simple tombe de la chapelle de la Sainte-Vierge? Car l’arceau de pierre, supposé même qu’il indiquât une construction spéciale, n’annonce pas une grande somptuosité, et ne justifie pas les termes employés par Herbert. Les corps des deux saints auraient donc suivi dès ces temps éloignés une destinée commune. Leurs tabernacles furent-ils d’une égale beauté? C’est ce que je ne puis affirmer, faute de documents; il est fort probable 1685C cependant qu’il n’y eut pas entre eux une différence trop sensible. Un autel était érigé sur chaque tombeau, et les Bénédictins, dans leur Voyage littéraire, rapportent qui’ils eurent l’honneur d’y célébrer la messe.
La canonisation de saint Malachie confirma la vénération dont il jouissait; mais elle le trouva déjà en possession d’une sépulture glorieuse. Elle fit sortir son culte de l’étroite enceinte d’une abbaye, 1686A et le fit parvenir jusque dans sa patrie reculée, qui tressaillit d’allégresse en comptant un saint de plus. Les monastères cisterciens d’lrlande demandèrent alors quelques reliques de celui qui les avait fondés; et par l’entremise de Matthieu, archevêque de Cashel, on leur en envoya, en 1194, qui furent reçues avec de très-grands honneurs.
Le trésor de Clairvaux conservait des portions séparées des ossements de saint Malachie. On voit dans l’inventaire de la sacristie, rédigé en 1504, fo 11 ro, qu’un os de son bras était renfermé dans un bras d’argent pesant sept marcs et demi, orné de pierres précieuses, et d’un anneau attaché avec des chaines d’argent. Ce beau reliquaire avait été donné par Jean d’Aizanville, dont nous connaissons 1686B la piété pour les restes des saints. L’inventaire de 1640 parle de saint Malachie aux fos 6 ro, 11 vo, 81 vo. Le bras d’argent est décrit, au fo 18 ro. On lit, aux fos 19 vo et 20 ro, «De pulvere capitis beati Malachiae primatis Hiberniae.» Le calendrier de Citeaux, imprimé à Dijon, marque au XVII mai: «Sancti Malachiae translatio ad Avinionem.» Mais, comme nous l’avons VII pour saint Bernard, il ne peut s’agir ici que de fragments, et non du corps entier. Vers la fin du XIIIe siécle nous rencontrons un illustre témoignage de dévotion à saint Malachie. Robert Bruce, qui disputa la couronne d’Ecosse à Jean Baliol, fonde un riche luminaire devant son tombeau. Enfin, en 1323, le chapitre général de Citeaux décida que sa fête serait célébrée 1686C dans tout l’ordre avec solennité.
Je laisserais une très-grande lacune dans ces recherches Monsieur le comte, si je n’essayais de déterminer la place que les tombeaux de saint Bernard et de saint Malachie occupaient dans le choeur de l’église de Clairvaux. Deux précieux documents permettent de le faire avec exactitude. Le premier est un plan de l’église, gravé dans les trois vues de l’abbaye de Clairvaux, dessinées en 1708 par dom 1687A Milley, prieur de Mores; le second est une feuille volante écrite de la main de dom Le Boullenger, sur laquelle il a indiqué le nom des chapelles et la position des sépultures. Neuf chapelles rayonnaient autour du choeur: cependant sur le plan de dom Milley, la première du côté de l’épître n’a pas d’autel marqué, et semble n’être qu’un passage pour communiquer avec le petit cloître. Comme dom Le Boullenger l’a indiqué positivement, on peut en conclure qu’il a copié une note antérieure à 1708. Il serait trop long de le suivre pas à pas dans l’énumération des chapelles, et je ne ferais d’ailleurs que reproduire ce qui se trouve dans l’appendice. Je rappellerai seulement que dans la cinquième, à partir du côté de l’épitre, 1687B reposait la bienheureuse Aleth. Son tombeau était à gauche, engagé dans le mur, sous une arcade de pierre, surmonté de sa statue, que Jean de Chalon (XLe abbé de Clairvaux) avait fait sculpter en 1508. J’arrive maintenant au choeur, ayant soin de vérifier le travail de dom Le Boullenger, au moyen du Livre des sépultures, publié par Henriquez.
Vis-à-vis la troisième chapelle, du côté de l’épître, on trouvait d’abord la tombe des saints martyrs Eutrope, Zozime et Bonose, dont les corps avaient été donnés en 1227 par le cardinal Conrad, évêque de Porto, où on les conservait depuis des siècles. Il y avait joint le corps d’un quatrième martyr inconnu . Auprès d’eux reposaient quatre des onze 1687C mille vierges, les bienheureuses Walta, Cristantia, Petronella et Domicella; les chefs de deux saints inconnus, et les reliques de plusieurs autres. En tournant autour du choeur, le tombeau du cardinal Jean de Buxières, XXXIIe abbé de Clairvaux, se présentait le premier. On arrivait ensuite à celui de saint Bernard, placé derrière le maître-autel. A côté, en tournant toujours autour du choeur, et en revenant vers l’évangile, était enseveli le cardinal 1688A Henri, VIIe abbé de Clairvaux, auquel saint Bernard devait le monument de marbre qui renfermait ses précieuses dépouilles. Puis venait saint Malachie . A sa gauche (il faut se figurer l’observateur placé en face du maître-autel, et le regardant), gisait le cardinal Jacques de Plaisance, ancien moine de Clairvaux. Tout auprès, en descendant vers l’évangile, on recontrait la belle tombe en marbre noir du cardinal Conrad, XIe abbé de Clairvaux, qui avait enrichi cette abbaye de nombreuses reliques (Appendice, no 12). Enfin, au pied du maître-autel à gauche, contre le pupitre de l’évangile, était enterré Jean de Blanchemain, archevêque de Lyon, qui quitta son archevêché pour se retirer à Clairvaux
1688B Dom Joseph Méglinger indique parfaitement la position des tombeaux des saints martyrs Eutrope, Zozime et Bonose, de S. Bernard et de S. Malachie. «Retro summum altare, dit-il, (quod nulli parieti junctum est) tria altaria; divi Bernardi in medio; a latere dextro divi Malachiae; hinc SS. MM Eutropii, Zozimae et Bonosae sepulcris sunt instrata. Eadem sepulcra, quantum post suum murum exstant, alio fornice teguntur, spatiumque praebent transeundi, et illa de genibus privata pietate venerandi. Extra quem arcum plura alia sacella (les chapelles qui rayonnaient autour du choeur), opere concamerato itidem exstructa, et sacris exuviis celebria ecclesiam claudunt . . . . Quod a divino officio tempus supererat, 1688C in exteriori parte, quae retro altaria circumducitur, comsumpsi: ubi tria quae superius dixi, sepulcra ex marmore rubeo, et alabastrite aut gypso existunt. Et candida quidem circa tumulos pegmata ita commode adstructa sunt, ut in genua prostratus sese illis recondere, et suae pietati semotus ab transeuntium aspectu vacare possit.»
Cette description confirme les détails de la relation publiée dans les Annales archéologiques: 1689A «Derrière grand aultel y a trois beaulx et riches aultels d’albastre, dont celluy du millieu est l’autel Mgr S. Bernard . . . Ledict autel est couvert d’un tabernacle de pier à quatre pilliers, dont les deux premiers sont à costé dudict autel, servans de colonnes, et les deux aultres, derière celuy autel, faisans ledict tabernacle couverture audit autel, et semblablement au vasseau où sont les ossemens de sainct Bernard, qui est derier ledict autel; icelluy vassau estant de pierre, dont la couverture est de couleur de pourphire, et de costé et d’autre dudict vasseau ou fierte l’on se peut mettre à genoul pour saluer le sainct, en disant son oroison, qui est en des petis tableaux de chascun costé.».
L’ancienne église de Clairvaux subsista dans son 1689B état primitif jusqu’à dom Robert Gassot du Défens, XLVIIIe abbé (1718-1740), qui la bouleversa de fond en comble, sous prétexte de l’embellir. (Appendice, no 13.) Personne ne déplora l’altération d’un monument commencé par saint Bernard; dom Gassot, au contraire, recueillit de très-grandes louanges pour le zèle avec lequel il ornait la maison du Seigeur. «Domum Dei magnifice decoravit,» dit le catalogue manuscrit des abbés. Le P. Pien ajoute, en lui dédiant ses Acta S. Bernardi: «Sacrum illud templum quod reparasti et exornasti, nunquam non testabitur, quantopere afficiaris erga domum Dei. Cependant une partie du bas de l’église avait été coupée pour construire la cour 1689C de l’Abbatiale. Les chapelles rayonnantes autour du choeur avaient été supprimées, et l’ensemble de l’édifice avait été complétement transformé.
Les sépultures du choeur furent-elles respectées? Je crois pouvoir l’établir, au moins pour saint Bernard. Car un marché de la grille du choeur, passé en 1739, montre que les travaux de grosse 1690A construction étaient terminés. Or, à cette époque le tombeau de saint Bernard n’avait pas été touché, puisque le dessin qui le représentait, reproduit par les Bollandistes, leur avait été envoyé de la part de dom Gassot lui-même, en 1738, et que la lettre d’envoi indiquait sa place derrière le maître-autel, comme par le passé. La disposition du choeur n’ayant pas été gravement altérée, rien ne rendit nécessaire le déplacement des tombeaux. Aussi verrons-nous plus bas que la révolution les trouva dans leur ancienne situation.
Quant aux sépultures des chapelles, j’ignore ce qu’elles devinrent. Sans aucun doute elles furent replacées ailleurs. Une, entre autres, m’intéressait vivement, celle de la bienheureuse Aleth, et j’aurais 1690B voulu en connaître le sort, mais tous les documents que j’ai consultés sont restés muets à son égard.
Ce qui prouve encore que le tombeau de saint Bernard n’avait pas été attaqué par un incompréhensible vandalisme, c’est qu’il finit par déplaire. On trouva probablement son architecture trop surannée, et l’on résolut de le refaire à la moderne. Ce fut M. Rocourt, le dernier abbé de Clairvaux qui conçut ce triste dessein. En 1782, il fit un traité avec Guyard, sculpteur de l’Infant duc de Parme, par lequel cet habile artiste s’engageait à construire un mausolée en marbre blanc, moyennant une somme de soixante mille livres. Ce monument devait être exécuté dans des proportions 1690C très-grandes, puisqu’une figure ébauchée de la Charité, la seule qui parvint à Clairvaux, avait neuf pieds de haut. Peut-être une statue de saint Bernard devait-elle le surmonter, car on parle dans les comptes de l’abbaye de bronze acheté à Bar-sur-Aube, pour le modèle du saint fait par Guyard. L’artiste mourut bien avant d’avoir terminé son entreprise, et M. Rocourt fit revenir en France les 1691A marbres destinés au mausolée. La plus grande partie en fut déposée à Lyon, où ils restèrent jusqu’à la révolution. Quand elle éclata, un sculpteur italien, Barratta, devait venir achever à Clairvaux le travail de Guyard. L’ébauche de la statue de la Charité, seule pièce envoyée à l’abbaye, resta encaissée sous le portail de l’église jusqu’en 1793.
Le moment approche, Monsieur le comte, où nous verrons passer en des mains étrangères l’héritage de saint Bernard. Mais avant de raconter cette lamentable catastrophe, il ne sera pas inutile de revenir un peu en arrière et de suivre les ossements des premiers compagnons de saint Bernard dans leurs diverses translations.
En 1148, le 2 novembre, on les rapportait du cimetière 1691B de la première abbaye, pour les inhumer dans un cimetière nouveau, où un monument en pierre, orné de colonnes et d’arceaux, avait été construit non loin des murs du choeur de l’église, pour les recevoir. On les y placa du côté droit avec ceux du père, des frères et d’un oncle de S. Bernard; le côté gauche fut réservé, et on y ensevelit successivement les moines, les convers et les novices qui moururent du temps du saint abbé.
En 1269, ces corps vénérables, sauf ceux des parents 1692A de S. Bernard qui demeurèrent dans leur monument , furent relevés et transportés avec beaucoup de solennité dans une crypte placée sous le maître-autel de la chapelle des comtes de Flandre (Appendice, no 14).
«Elle est proche du cimetière des abbés, disent les Bénédictins dans leur Voyage littéraire. On y voit les tombeaux de Philippe, comte de Flandre, et de la comtesse Mathilde, son épouse; sous l’autel de cette chapelle, il y a une belle crypte voûtée, dans laquelle sont arrangés les ossements des religieux qui vivaient du temps de saint Bernard. On les révère comme des saints; car le bienheureux abbé avait eu révélation que tous les religieux qui vivaient alors à Clairvaux sertient sauvés. Devant 1692B cette crypte, on lit ces vers:
Hic jacet in cavea Bernardi prima propago,
Cujus mens superas possidet alta domos.
Hic locus est sanctus; venerans insignia tanta,
Supplex intrato, cerne, nec ossa rape.
Et ceux-ci:
Quae Vallem hanc coluit Bernardi prima propago
Hic jacet. Huc intrans, si rapis ossa, peris.»
La chapelle menacant ruine, en 1775, les religieux, par arrêt du conseil du 5 juin, obtinrent la 1693A permission de la transférer dans l’église de Clairvaux, ainsi que les corps qu’elle contenait.
Le 13 novembre de la même année, les ossements des premiers disciples de saint Bernard furent enlevés et replacés dans un caveau pratiqué vis-à-vis la chapelle de tous les saints. Le 29, les restes du comte de Flandre, de Mathilde et d’Agnès furent déposés dans des tombeaux nouvellement construits dans la chapelle Saint-Michel, avec écussons et inscriptions.
Enfin, après six siècles d’existence, le 15 janvier 1792, à dix heures du matin, en la salle du district de Bar-sur-Aube, on procéda à la vente aux enchères de la ci-devant abbaye de Clairvaux, sur la mise à prix de cent trente-sept mille huit cent 1693B soixante-quinze livres huit sols sept deniers. Personne ne s’étant présenté pour enchérir, le 10 février suivant, à la même heure et dans le même lieu, on l’adjugea, à l’extinction des feux, au sieur Pierre-Claude Cauzon, architecte, demeurant à Bar-sur-Aube, pour la somme de trois cent trentesept mille cinq cents livres. On réserva expressément tous les meubles, les cloches, les tableaux et ornements servant au culte, les tombeaux et reliquaires, et le bloc de marbre déposé sous le portail. L’adjudicataire ne pouvait faire aucune démolition ni changement dans l’église, sans avoir prévenu deux mois à l’avance l’administration du district. Il y établit une verrerie, et, comme les tombeaux gênaient beaucoup ses opérations, il 1693C adressa, le 23 avril 1793, la lettre suivante aux administrateurs du directoire de l’Aube:
«Citoiens, il existe dans l’église de la ci-devant abbaye de Clairvaux et dans le lieu qui formait le cimetière, des tombeaux en forme de mausolées, construits en pierre, qui, lors de la vente de la maison, au mois de février 1791, ont été réservés par le procès-verbal d’adjudication.
«L’acquéreur de cette maison, faisant usage des bâtiments, vient d’établir une verrerie dans l’église; déjà des fourneaux construits à très-peu de distance de ces tombeaux sont en feu depuis deux mois, et l’acquéreur demande que ces tombeaux soient enlevés, parce qu’ils nuisent singulièrement 1693D à son travail, dont ils obstruent la communication. 1694A A ce motif déterminant, il s’en joint un autre, celui de la décence; il seroit donc urgent et à propos de faire faire l’ouverture et la reconnoissance de ces mêmes tombeaux, et dans le cas où ils contiendroient des ossements ou reliques, en ordonner la translation par le curé de la paroisse dans l’étendue de laquelle ladite maison se trouve située.
«Il existe encore dans te parvis de l’église une grande caisse en charpente contenant une figure colossale en marbre blanc, ébauchée par Viard, sculpteur français, mort à Rome. Cette figure a été également réservée lors de la vente. Cette figure, destinée à représenter une Charité, n’offre aujour’hui de mérite que dans la valeur intrinsèque du marbre, à moins que quelque artiste célèbre ne 1694B voulût (sic) achever ce monument. L’acquéreur de la maison demande également l’enlèvement de ce bloc de marbre qui nuit à sa jouissance.
«L’architecte observe que la démolition et l’enlèvement des tombeaux ne feront aucune dépense à l’administration, parce que les pierres et quelques parties de marbre noir dont ils sont composés, donneront une valeur à peu près égale aux frais à faire.»
Trois jours après avoir reçu cette lettre, le directoire rendit un arrêté par lequel il ordonnait d’enterrer tous les ossements dans le cimetière de la paroisse. L’architecte du département lui écrivit une seconde fois pour lui rendre compte de sa mission; j’ignore à quelle date, mais ce fut à un intervalle fort rapproché. Je cite textuellement cette 1694C lettre: «Aux citoïens les admistrateurs, composant le directoire du département de l’Aube.
«L’architecte du département de l’Aube a l’honneur de vous exposer qu’en exécution de votre arrêté du 26 avril dernier, il s’est transporté à la cidevant abbaye de Clairvaux pour y faire l’ouverture des tombeaux et mausolées. Par l’ouverture qu’il a fait faire de ces tombeaux, il a trouvé renfermé dans iceux les reliques de divers hommes révérés comme saints, tels que saint Bernard, premier abbé de Clairvaux, saint Malachie, saint Eutrope et autres, suivant les inscriptions.
«Il a cru devoir respecter l’opinion publique en ne faisant point enterrer les ossements de ces personnages 1694D dans le cimetière de la paroisse, ainsi 1695A que le porte votre arrêté, et il les a fait déposer dans une salle particuliaire (sic) de la maison, en attendant votre arrêté ultérieur sur cet objet.
«D’après la conférence qu’il a eue avec le citoïen curé de Ville, sur la paroisse duquel se trouve la maison de Clairvaux, il paroit que les habitants désireroient posséder dans des reliquaires les restes de ces grands hommes, pour lesquels leur vénération est extrême, et qu’il seroit peut-être dangereux de fronder; et pour la satisfaire il seroit nécessaire d’avoir trois caisses en bois en forme de châsses, pour déposer les ossements que contiennent les caisses en plomb, et ils en feroient la translation dans leur église.
«Parmi les mausolées et autres tombeaux, l’architecte 1695B a trouvé plusieurs ossements d’archevêques, d’évêques ou abbés, qu’il a fait recueillir dans des corbeilles, et qui peuvent être enterrés dans le cimetière de la paroisse; mais un ramassement considérable d’ossements, de plus de trois toises cubes, dans une chapelle sépulcrale, a aussi suspendu toute translation et inhumation d’ossements, jusqu’à ce qu’il vous ait plu de statuer sur cet autre objet.
«L’architecte a aussi, suivant votre arrêté, fait placer dans un même lieu les marbres et pierres provenant de la démolition des tombeaux et mausolées, et il seroit nécessaire de faire procéder, par l’administration du district de Bar-sur-Aube, à la vente de ces débris, pour en prévenir le dépérissement 1695C et la dispersion, et aussi pour le prix en provenant, être appliqué aux frais de démolition et translation.»
Je dois insérer ici, Monsieur le comte, la note rédigée par un ancien administrateur du directoire du district de Bar-sur-Aube, M. Delaine, présent à l’ouverture des tombeaux de l’abbaye. Vous avez bien voulu m’envoyer une copie de ce document, que je connaissais en 1845, mais dont il m’avait été impossible alors de constater l’authenticité.
Note de M. Delaine.
«En 1793, étant administrateur du directoire du district de Bar-sur-Aube, j’ai assisté en cette qualité avec trois de mes collègues, qui sont maintenant 1695D décédés, à l’ouverture des tombeaux qui étaient dans l’église de l’abbaye de Clairvaux, où on allait établir une manufacture de verre à vitre.
1696A Celui de S. Bernard renfermait, sous un cercueil de plomb, des ossements representant le squelette d’un homme auquel il manquait la tête; ils étaient enveloppés d’un linceul d’une toile fine peu altérée, lequel était recouvert d’une pièce d’étoffe d’un tissu de soie et de laine
Un autre, celui de S. Malachie, renfermait également sous un cercueil de plomb des ossements représentant en entier le squelette d’un homme qui avait toutes ses dents
Il y avait dans ces tombeaux, qui étaient de marbre, sur des bandelettes de parchemin, quelques inscriptions en écriture gothique et illisible.
J’avais rapporté des fragments du linceul de S. Bernard et de la pièce d’étoffe qui le recouvrait, 1696B ainsi que des ossements détachés de ses mains, et une dent de S. Malachie.
Je les ai conservés jusqu’en 1814, époque à laquelle ils ont été perdus par l’effet de la guerre.
Il ne me reste plus qu’un fragment de la pièce d’étoffe, long de six centimètres sur quatre centimètres de largeur, différent des deux côtés: le fond de l’un étant d’un bleu d’azur avec un dessin représentant un lion de couleur jaune d’or, et celui de l’autre étant jaune d’or et le lion bleu.
Après l’ouverture des tombeaux, les ossements ont été, par les soins de l’administration, transportés religieusement dans le cimetière de la paroisse de Ville-sous-l’Afferté (sic), dont dépend Clairvaux.
1696C Nous soussignés certifions que la notice ci-dessus émane de M. Delaine, notre père, ancien juge de paix du canton de Brienne-le-Château, décédé à Dienville le 28 février 1850, à l’âge de 84 ans et 5 mois, qui l’a écrite de sa main, et qui nous a plusieurs fois, durant son existence, raconté les faits qu’elle contient
Dienville, ce . . . mars 1850.
Signé: DELAINE aîné, notaire honoraire; DELAINE, docteur-médecin; DELAINE, avoué à la cour d’appel de Paris; Alex. DELAINE, docteur-médecin.
Le 8 mai 1793, les administrateurs du directoire du département de l’Aube rendirent un nouvel arrêté dont je reproduis les principaux articles
1696D «Le directoire autorise le directoire de Bar-sur-Aube à distribuer les reliques et ossements de saint Bernard, saint Malachie, saint Eutrope et autres, trouvés dans la ci-devant abbaye de Clairvaux, 1697A aux habitants des paroisses de Ville-sous La-Ferté, Longchamps et autres circonvoisines, pour être lesdites reliques transférées dans les églises desdites paroisses, aux frais des fabriques, qui seront tenues de fournir des chaâsses en bois pour y renfermer les ossements que les habitants desdits lieux désireroient avoir dans leurs églises.
«Autorise pareillement le directoire du district de Bar-sur-Aube à faire inhumer sur les lieux, pour éviter les frais, les autres ossements trouvés dans différents mausolées et tombeaux de la ci-devant abbaye de Clairvaux.
«Arrête que le marbre et pierres provenant de la démolition des tombeaux et mausolées ci-dessus énoncés, ainsi qu’un bloc de marbre blanc représentant 1697B une figure ébauchée, et la caisse de charpente qui contient ledit bloc de marbre, sous le parvis de la ci-devant église de Clairvaux, seront incessamment vendus sur place, au profit de la 1698A République, par le directoire et à la diligence du procureur-syndic du district de Bar-sur-Aube.
«Fait en séance publique du directoire, à Troyes, le mercredi 8 mai 1793, l’an II de la République Française, après midi.»
Ici s’arrêtent, Monsieur le comte, les renseignements fournis par des actes et par des documents authentiques. Il est de notoriété publique que des ossements tirés de l’église de Clairvaux furent transportés dans celle de Ville-sous-La-Ferté; mais leur exhumation se fit-elle avec les précautions nécessaires pour ne pas les confondre? Nous n’avons pas pour nous l’apprendre un procès-verbal en règle. Il ne m’appartient pas de recueillir les traditions orales relatives à leur translation, et ces vagues 1698B souvenirs qu’un esprit préoccupé confie souvent à une mémoire infidèle. Quand les pièces manquent, l’historien se tait pour laisser à une enquête officielle le soin de découvrir la vérité.
IV Visite à Ville-sous-La-Ferté. Recherches sur le premier emplacement de l’abbaye de Clairvaux.1697
1697B Ville-sous-La-Ferté est à environ 3 kilomètres de Clairvaux. Jadis du diocése de Langres, cette commune a été incorporée dans celui de Troyes à l’époque du Concordat. L’église de ce village, bâtie il 1697C n’y a pas cent ans, est remarquable par sa disposition conforme aux conditions chrétiennes; elle est orientée, et d’une élégante simplicité. Elle n’a que trois autels: celui du choeur et deux autres placés en face des ailes latérales. Tous trois viennent de Clairvaux. Ceux des côtés sont ornés de colonnes torses et de sculptures en bois d’un assez beau travail. L’un d’eux, au nord, porte un écusson aux armes de saint Bernard. L’autel du choeur est en marbre; un tabernacle, accompagné de statuettes fort jolies, le surmonte. Une boiserie à pilastres termine le choeur, et laisse entre elle et le chevet de l’église la place d’une petite sacristie. Trois tableaux reposent perpendiculairement sur la boiserie. Celui du milieu représente Notre-Seigneur 1697D en croix; il est fort médiocre. De chaque côté sont les portraits en pied et de grandeur naturelle, de saint Bernard et de saint Malachie. Ce sont des toiles précieuses, que bien des musées envieraient à la modeste église qui les renferme; 1698B sorties de la même main, elles n’ont pas cependant un égal mérite.
Saint Malachie est revêtu de ses habits pontificaux, la mître en tête; sa chappe, d’une trèsgrande 1698C richesse, a beaucoup d’ampleur; la tête est belle: mais elle semble peinte de fantaisie. Le portrait de saint Bernard est placé du côté de l’évangile: je ne crois pas qu’il en existe un plus magnifique. Le saint est debout, la tête légèrement inclinée vers l’épaule gauche; de la main gauche, il soutient l’église de Clairvaux; de la droite, il tient une crosse gothique, d’un travail exquis. Au fond du tableau s’ouvre une large fenêtre, auprès de laquelle deux moines semblent s’entretenir, et l’on voit fuir jusqu’à l’horizon les lignes harmonieuses et les teintes bleuâtres de la claire vallée.
Les détails d’architecture annoncent le XVIIe siècle; sans eux on pourrait croire le portrait de saint Bernard beaucoup plus ancien. L’artiste s’est 1698D évidemment inspiré de vieilles traditions; peut-être a-t-il copié quelque morceau antique conservé dans l’abbaye. Tous les accessoires ont été reproduits d’après nature. L’église supportée par saint Bernard présente son chevet rayonnant de chapelles; 1699A une flèche élancée la surmonte. La crosse a été fournie par le trésor de Clairvaux. Les costumes n’ont pas été choisis sans intention. Saint Bernard est en nabit de choeur; son manteau, légèrement relevé par devant, laisse voir le bas d’un scapulaire noir. Des deux moines placés vers les fenêtres, l’un représente un frère convers dans ses vêtements bruns; l’autre est ut profès portant scapulaire noir sur une tunique blanche.
C’est bien là le grand abbé, tel que nous le dépeint Geofrroy, son scribe: «Une grâce plutôt spirituelle que corporelle paraissait en saint Bernard. Une clarté céleste brillait sur son visage: la pureté des anges et la simplicité de la colombe rayonnaient de ses yeux. La beauté de 1699B l’homme intérieur était si grande en lui, qu’elle se manifestait au dehors, et se répandait sur l’homme extérieur. Sa maigreur était extrême; sa peau était d’une très-grande finesse; il avait les joues légèrement colorées . . . et des cheveux blonds à demi blanchissant . . . . Sa taille s’élevait un peu au-dessus de la moyenne.»
Ces belles toiles sont dans un très-mauvais état. Il est bien à souhaiter qu’une main habile les restaure , et surtout, qu’un graveur de talent les sauve de l’oubli. Le portrait de saint Bernard formerait une planche remarquable; tout y est disposé de manière à produire un grand effet; tout y est calme et solennel: la grande figure de saint Bernard domine majestueusement; la lumière est parfaitement 1699C distribuée; un burin sage n’aurait qu’à copier.
Je m’arrête avec plaisir à cette description, monsieur le comte. Je crois voir encore cette image, où saint Bernard me semblait revivre, et dont je ne pouvais détacher mes regards.
Cependant des trésors d’un plus haut prix attirent le voyageur chrétien dans la petite sacristie dont nous avons parlé. C’est là que reposent, dans un vieux bahut, qui servait jadis de trésor, les ossements tirés de l’église de Clairvaux et transportés en 1793 dans celle de Ville sous-La-Ferté. Avant 1836 où 37, ils étaient dans les corbeilles qui avaient servi à leur translation; depuis, on les a 1699D jetés pêle-mêle dans ce coffre vermoulu, et les corbeilles furent brûlées. Ce coffre, en bois, monté sur quatre pieds, de forme carrée, a un mètre trois centimètres de longueur, soixante-huit centimètres 1700A de largeur, et trente-un centimètres de profondeur; il ferme à clef. Les ossements l’emplissent à moitié: parmi eux, on remarque surtont quatre tâtes; une mâchoire inférieure garnie de quelques dents; deux fémurs d’un brun très-foncé, et deux autres très-blancs. Les fémurs noirs sont beaucoup plus gros et plus longs que ces derniers. Il y a une grande quantité de petits os de la même teinte que les fémurs blancs. On trouve aussi dans ce coffre: 1o un sac formé de deux peaux jaunâtres, épaisses comme le petit doigt, et réunies par une couture, très-habilement et très-solidement faite. Ce sac, coupé-par un bout, et fendu longitudinalement, a un mètre soixante centimètres de longueur, sur trente-cinq centimètres de largeur. 2o1700B Un fragment d’étoffe de soie violette, sur laquelle sont brodés des griffons d’or, tenant dans leurs serres des oiseaux à pattes palmées en soie blanche. 3o Enfin une planchette fort mince (haute de quatre-vingt-quinze millimètres, large de douze centimètres), recouverte d’une feuille de parchemin faisant saillie sur les rebords, où elle est fixée par de petits clous. Une attache en bois, clouée dans la partie inférieure, ferait présumer que cette planchette était destinée à être placée debout. Le parchemin portait quatre lignes d’écriture il est entièrement rongé au centre; mais les extrémités des lignes ne sont pas attaquées. On trouve encore des mots presque entiers et des fragments de mots qui permettent de rétablir facilement le 1700C sens. On reconnaît, au premier coup d’oeil, un beau caeractère du XIIe siècle.
Voici cette inscription: 1700D
Il faut lire évidemment: Fasciculus myrrhae . . . 1701A Dilectus meus mihi . . . Inter ubera mea . . . Commorabitur (Cantic. cantic., I, 12).
Cette inscription, à moitié détruite, passerait inaperçue, si on ne rapprochait le texte qu’elle exprime d’un passage du commentaire du Cantique des cantiques par saint Bernard. Alors l’humble planchette devient un monument de l’esprit profondément mystique des premiers habitants de Clairvaux; et sa présence dans le coffre fait conjecturer avec raison que des ossements de saint Bernard y gisent avec elle.
Voilà, Monsieur le comte, les trésors qu’une modeste église de village garde depuis un demi-siècle. Après les avoir examinés avec la vénération qu’ils méritent, et la tristesse qu’ils inspirent, il me restait 1701B à parcourir la vallée de Clairvaux.
Du cimetière de Ville, on aperçoit La Ferté sur la droite, à trois kilomètres environ. L’horizon est terminé par les montagnes de la Haute-Marne. C’est de ce côté, qu’au mois de juin 1115 arrivait saint Bernard, tenant un crucifix que lui avait donné saint Étienne, et accompagné par douze moines, représentant les apôtres. Selon toute apparence, il venait de visiter l’évêque de Langres, Josserand. En gagnant les domaines de Hugues, comte de Bar-sur-Aube , pour y établir la sainte colonie dont il était le chef, saint Bernard dut naturelllement passer par La Ferté. Son parent, Josbert, homme noble et riche, y demeurait. Ce seigneur pouvait venir en aide aux pauvres envoyés de saint 1702A Étienne; et l’on croirait que saint Bernard, appréciant l’utilité de son voisinage, ou cédant a ses sollicitations amicales, chercha à fonder l’abbaye nouvelle non loin de sa résidence.
De La Ferté à Clairvaux, il y a environ six kilomètres; mais de petits vallons sans fontaines, se succédant les uns aux autres, ne pouvaient attirer notre saint. La vallée de Clairvaux présenta enfin à ses regards une gorge étroite et sauvage, et un ruisseau limpide. A cette époque, le ruisseau, paraissant seulement à l’entrée de la vallée, se cachait en terre et devenait invisible. Saint Bernard jugea qu’il fallait remonter jusqu’à sa source, placée à environ deux kilomètres plus loin. Là, il revit l’onde pure sortant de la montagne 1702B avec abondance et coulant vers l’orient, ce qu’on regardait alors comme l’indice d’une bonne fontaine .
La profonde solitude des forêts charma saint Bernard; cependant, en cet endroit, le fond de la vallée est trop resserré, pour qu’il pût songer à y bâtir un monastère. En arrivant à la source, saint Bernard avait à sa gauche une montagne peu élevée, battue par le vent du nord; à sa droite, la montagne, beaucoup plus élevée, était exposée au midi. Le choix n’était pas douteux: gravissant donc cette dernière, vis-à-vis la fontaine, il s’arrêta à mi-côte pour y planter sa tente et y établir sa colonie.
1703
1705A Je savais, M. le comte, que l’abbaye de Clairvaux avait été en quelque sorte, fondée deux fois, et que I’emplacement adopté par saint Bernard en 1115, avait été abandonné en 1135; mais j’ignorais en quel endroit avait été fait le premier établissement.
On voit bien dans le plan de dom Milley, à l’extrémité ouest de l’enclos du monastère, un édifice indiqué sous le nom de Monasterium vetus; on reconnaît facilement que c’est le Petit-Saint-Bernard, dont parle la Relation imprimée dans les Annales archéologiques, situé hors des lieux réguliers, et où l’on trouvait une chapelle, un dortoir, un réfectoire et la chambre de saint Bernard. Ce n’est pourtant pas la fondation de 1115.
1705B En effet, quand les moines, vers 1135, sollicitèrent saint Bernard de changer la place de l’abbaye, 1706A ils lui représentèrent qu’elle se trouvait dans un lieu étroit et incommode, incapable de contenir la multitude des religieux qui affluaient de toute part. Ils lui montrèrent plus loin la plaine et la rivière dont elle est arrosée, ajoutant qu’on y trouverait de l’espace pour toutes les dependances d’un monastère, qu’on pourrait avoir des prés, des fermes, des jardins et des vignes; enfin, disaient-ils, si la forêt ne nous sert plus de clôture, nous y suppléerons facilement par des murs de pierres.
Or, le Monasterium vetus du plan de dom Milley, ou le Petit-Saint-Bernard de la Relation, réunissait tous les avantages de situation que désiraient les moines; il était à l’entrée de la vallée, peu éloigné de l’Aube; par conséquent ce n’est pas à lui que 1706B conviennent les reproches des disciples de saint Bernard.
1705
1705C Pour retrouver les traces de la fondation de 1115, il fallait évidemment s’enfoncer dans la vallée et rencontrer un lieu où l’on ne pouvait avoir ni prés, ni fermes, ni jardins, ni vignes.
Divers renseignements fournis par un habitant d’un village voisin de Clairvaux (Arconville) me conduisirent enfin au terme heureux de mes recherches. J’appris qn’en face de la fontaine, il y 1706C avait à mi-côte de la montagne, des traces de ruines et des fossés qui marqualent une enceinte régulière; on me dit encore que ces ruines s’appelaient une nonnerie. Ce nom me révéla l’ancien Clairvaux. Voici le plan de l’enceinte indiquée par les fossés: j’y ai remarqué des amas de pierres qui paraissent avoir servi à la construction, et de très-vieilles tuiles.
1707
1709A Il me semble évident que saint Bernard construisit là son premier monastère, où il demeura vingt ans. Toutes les plaintes des moines s’appliquent à cet emplacement. C’était bien là le lieu étroit et incommode (insinuant . . . . . locum angustum et incommodum), perdu au milieu des forêts (si silvae videatur deesse clausura), où l’on ne pouvait qu’à grand’peine établir les dépendances d’une abbaye.
On voit, par le plan de Dom Milley, que le monasterium vetus était un três-petit édifice accompagné d’une chapelle. Il se trouvait à environ deux cents toises de l’église. Tout autour étaient rangés les ateliers, les habitations des ouvriers, les granges, les étables, le pressoir et les boucheries.
1709B S’il fallait y reconnaître l’ancien Clairvaux, on ne comprendrait guère pourquoi saint Bernard, pressé de le quitter, parlait d’un abandon complet, et déplorait l’inutilité de tous les premiers travaux. Pourquoi, par exemple, objectait-il à ses religieux la perte des aqueducs? Il ne fallait que les prolonger et non les abandonner, puisque les prises d’eau étaient établies.
Cependant les moines firent un établissement entièrement nouveau. Les uns coupaient les bois, les autres taillaient la pierre et élevaient les murs; on divisait la rivière en canaux, et l’on préparait des chutes d’eau pour les moulins. Les foulons, les meuniers, les tanneurs disposaient leurs machines, et l’Aube, amenée par mille conduits souterrains, 1709C bouillonnait dans toute la maison. Tous les ateliers. de Clairvaux et les habitations des ouvriers sont groupés, dans le plan de dom Milley, autour du monasterium vetus. Ce fut donc la première construction de la nouvelle abbaye; et il n’est pas étonnant d’y trouver une chapelle, puisque la grande église ne fut pas bâtie aussitôt après la translation du monastère.
Saint Bernard, quittant avec regret la solitude profonde où il avait fixé ses premiers pas, mais averti par diverses révélations qu’il fallait l’abandonner , s’en éloigna le moins possible, tout en se rapprochant de la plaine. Plus tard, à mesure que le monastère se développa, il se concentra 1710A vers l’église et s’avança davantage à l’entrée de la vallée.
Si mon opinion sur le premier emplacement de Clairvaux ne vous paraissait pas suffisamment établie, Monsieur le comte, j’ajouterais encore quelques réflexions.
D’après la Relation imprimée dans les Annales archéologiques, on montrait une chambre au Petit-Saint-Bernard ou monasterium vetus, dans laquelle saint Bernard avait reçu Eugène III; mais Eugène III ne devint pape qu’en 1145, et quelle que soit la date de sa visite (Appendice, n. 15), il y avait, quand il la fit, plus de 10 ans que l’on avait quitté l’ancienne abbaye; le monasterium vetus n’était donc pas l’ancien Clairvaux.
1710B Dom Joseph Méglinger, visitant le monasterium vetus en 1667, y vénéra la cellule que saint Malachie avait habitée, à son retour de Rome, depuis les premiers jours d’octobre jusqu’au 2 novembre de l’année 1148, et dans laquelle il mourut. Cette cellule se trouvait placée non loin de celle de saint Bernard, à l’étage supérieur où se trouvait le dortoir commun; l’oratoire était au rez-de-chaussée . Aussi saint Bernard écrivant la vie de son ami, rapporte qu’il ne laissa pas la communauté monter auprès de lui pour assister, suivant l’usage, aux cérémonies de l’extrême-onction, et qu’il voulut descendre afin de recevoir au milieu d’elle le sacrement des mourants.
Mais si saint Malachie mourut dans le monasterium 1710C vetus en 1148, ne faut-il pas en conclure nécessairement que le monasterium vetus n’était pas l’ancien Clairvaux, abandonné à cette époque depuis 13 ans déjà.
On s’explique facilement, du reste, comment la tradition sur le premier emplacement de l’abbaye vint à se perdre dans Clairvaux même.
L’enceinte placée à mi-côte de la montagne, vis-à-vis la fontaine Saint-Bernard, et dont j’ai donné le plan plus haut, n’était pas fermée de murs: des fossés en traçaient le pourtour, et la forêt en formait la clôture (si silvae videatur deesse clausura). Elle renfermait, il est vrai, quelques bâtiments de pierre, mais si petits, si étroits que l’oratoire entre 1711A autres suffisait à peine aux seuls moines.
Après l’abandon de ce lieu en 1135, les bois envahirent les fossés et la surface de l’enceinte; les bâtiments, dépouillés de tout ce qui pouvait servir aux constructions nouvelles, ne tardèrent pas à tomber en ruines, et il n’y demeura rien qui pût en conserver le souvenir.
Le monasterium vetus où saint Bernard, comme hésitant et craignant de sortir entièrement de la vallée, fixa d’abord le nouvel emplacement de l’abbaye, et d’où elle s’avança ensuite davantage vers la plaine, prit peu à peu dans la mémoire la place de l’ancien Clairvaux. Abandonné lui-même en quelque sorte, puisque toutes les grandes constructions de l’abbaye se groupèrent autour de l’église, 1711B bâtie environ 200 toises plus loin, le monasterium vetus dut à un sort à peu près commun avec l’ancien Clairvaux d’être confondu avec lui dans la tradition.
Il était demeuré cependant une vague souvenance de la vérité, dont je trouve la préuve dans ce curieux passage du Voyage littéraire:
«Nous étions à Clairvaux, disent les Bénédictins, dans le temps que les religieux ont coutume d’aller, après Pâques, à la fontaine de saint Bernard, qui est à une demi-lieue du monastère; là, étant arrivés, ils chantent un répons de saint Bernard, le Regina coeli, et mettent chacun au pied de la grande croix, qui est auprès de la fontaine, 1711C de petites croix de bois qu’ils font, et boivent avec la main de l’eau de la fontaine. Ils ont coutume d’y aller le mardi après le dimanche de Quasimodo; car, à Clairvaux, les religieux ne sortent point du monastère durant l’octave de Pâques, ni durant celle de la Pentecôte, non plus que pendant le Carême . . . Nous voulûmes 1712A être de la partie, et nous eûmes la curiosité de voir cette fontaine, qui fournissait autrefois des eaux aux premiers religieux de Clairvaux; nous vîmes en passant, un peu au-dessus de l’enclos du monastère, une chapelle érigée dans l’endroit même où fut écrite la lettre de saint Bernard à son neveu Robert, au milieu d’une très-grande pluie, sans que le secrétaire en fût incommodé, ni le papier mouillé.»
Le pèlerinage annuel à cette fontaine de saint Bernard, qui fournissait autrefois de l’eau aux premiers religieux, n’est-il pas le témoignage précieux de la tradition sur la première fondation de Clairvaux? Pourquoi ces cérémonies toutes commémoratives, ce répons de saint Bernard et cette eau bue 1712B à la main, si l’on n’eût pas voulu rappeler le souvenir du fondateur et de la pauvreté des premiers disciples, au lieu même où ils s’étaient fixés d’abord ?
Geoffroy, ancien scribe de saint Bernard, envoyant la Vie du saint abbé à l’archevêque Eskil, lui écrivait: «Je prie ceux qui pourront lire ces lignes, si ma prolixité leur déplaît (de votre part je ne crains rien de pareil), je les prie de m’excuser, en considérant que l’amour me suggérait de longs récits.» Ce serait aussi là mon excuse, Monsieur le comte, si les moindres détails ne devenaient pas très-précieux, quand iis se rapportent à un saint. Tous les monuments destinés à rappeler 1712C le souvenir de saint Bernard ont péri. Sa mémoire est en quelque sorte oubliée dans les lieux qu’il illustra par tant de prodiges, et l’église de Ville n’a pas un autel où l’on puisse honorer son image. Son tombeau a été violé; ses cendres ont été dispersées; le vaste monastère, où il laissa sept cents moines en mourant, a été transformé en maison 1713A centrale de réclusion (Appendice, no 16). C’est donc un pieux devoir de recueillir avec le plus grand soin tous les documents propres à retracer au moins quelque image de ce qui n’est plus.
Ne serais-je pas trop heureux, d’ailleurs, d’apporter mon humble tribut à ces vastes recherches que vous avez entreprises sur l’histoire de saint Bernard, et dont vous promettez toujours de faire jouir le public chrétien.
L’antique abbaye de Clairvaux a été bouleversée de fond en comble; il n’en reste que l’immense enclos, témoignage de sa splendeur déchue, des greniers et des celliers servant de réfectoires aux condamnées. J’ai passé devant ses murs avec tristesse, et détournant mes regards: à la sainte et 1713B volontaire captivité du cloître, a succédé la captivité forcée du crime. Vous partagerez les sentiments qui remplissaient mon âme, en relisant ce trait sublime de la vie de saint Bernard.
«Saint Bernard, pour certaines affaires, alla trouver Thibaut, comte de Champagne. En approchant de la ville, où il se trouvait alors, il rencontra une grande troupe d’hommes, qui, sur l’ordre du comte, traînaient au supplice un voleur fameux. A cette vue, le très-miséricordieux abbé, saisissant les liens qui garrottaient ce misérable, dit à ses bourreaux: «Abandonnez-moi ce larron; je veux le pendre de mes propres mains.»
«Le comte ayant appris l’arrivée du serviteur de 1713C Dieu, s’était hâté de venir au-devant de lui: car il l’aima et l’honora toujours avec une affection et un respect singulier. Il l’aperçut tirant derrière lui le voleur par la corde; et saisi d’étonnement il s’écria: «Eh! vénérable Père, qu’avez-vous fait en ramenant des portes de l’enfer ce scélérat condamné mille fois! Pouvez-vous sauver celui qui est devenu un véritable démon? Vous ne parviendrez jamais à le corriger, et la seule bonne action 1714A dont il soit capable, c’est de mourir. Laissez cet homme aller à la perdition, puisque sa vie dangereuse a détruit celle d’un grand nombre de gens. Il vaut mieux mettre en sûreté, par sa mort, les jours de beaucoup de personnes, que menacer par sa vie l’existence de mes sujets.»
«Très-excellent prince, répondit saint Bernard, je sais que ce malheureux est un grand pécheur, et qu’il mérite les plus cruels tourments; aussi ne pensez pas que je veuille le laisser aller impuni: je songe, au contraire, à le livrer aux bourreaux, et à lui faire expier ses forfaits par un châtiment d’autant plus juste, qu’il durera davantage. Vous aviez ordonné qu’il périrait par un supplice court et momentané: je le ferai consumer par une mort 1714B lente et journalière. Vous l’auriez laissé suspendu au gibet pendant quelques semaines; je l’attacherai à la croix, et je le laisserai vivre parmi les souffrances.»
«Le prince très-chrétien se tut, et n’osa plus contredire le saint. Celui-ci aussitôt revêtit le captif de sa tunique; et coupant ses cheveux, il le réunit au troupeau du Seigneur; d’un loup en faisant une brebis, et d’un voleur un frère convers. Amené à Clairvaux, cet homme demeura obéissant jusqu’à la mort; répondant admirablement par sa constance au nom de Constant qu’il avait reçu au baptême. Après plus de trente années, il s’en alla vers Dieu, qui, par les mérites de notre bienheureux 1714C Père, avait daigné le préserver de la double mort de l’âme et du corps.»